Chroniques

par bertrand bolognesi

Galina Oustvolskaïa
sonates pour piano

1 CD Avi Music | Deutschlandradio Kultur (2017)
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Antonii Baryshevskyi joue les six sonates pour piano de Galina Oustvolskaïa

De même que dans le catalogue d’Olivier Messiaen, il est malaisé de trouver des pièces dont le piano est absent dans l’œuvre de Galina Oustvolskaïa. À ma connaissance, je ne vois guère qu’Amen, la cinquième symphonie (pour récitant, hautbois, trompette, tuba, violon et percussion) qu’elle écrivit en 1990, entendue récemment au Salzburger Festspiele [lire notre chronique du 21 juillet 2018]. L’instrument est omniprésent dans la musique de la compositrice russe, comme personnage de l’orchestre ou complice des effectifs chambristes, mais aussi par un corpus qui lui est dédié, avec des pages pour les enfants, des préludes et six sonates conçues entre 1947 et 1988. Passée une première manière encore proche de Chostakovitch et de Bach, la langue d’Oustvolskaïa réinvente le piano, tour à tour comme percussion, cloches en scansion ou en volée et comme voix qui déclame un non-dit sacralisé.

Né à Kiev en 1988, Antonii Baryshevskyi commença le piano à six ans, au conservatoire de sa ville natale. Plus tard, il vint se perfectionner à Paris auprès de Marian Rybicki à l’École Normale de Musique dont il est désormais diplômé. Avant même son vingtième anniversaire, il s’est distingué par l’obtention de nombreux prix – concours Horovitz (2005), Isidor Bajić (2008), Premio Jaén (2009), Premio Paterna et Concorso Busoni de Bolzano (2011), concours Rubinstein et Interlaken (2014). Tout en menant une carrière internationale de concertiste et de récitaliste, le jeune musicien fut soliste attitré de l’Orchestre symphonique national d'Ukraine en 2012.Des Sonates d’Oustvolskaïa, il livre un enregistrement qui se distingue des interprétations de ses confrères par la puissance poétique et l’extrême concentration dans le son lui-même [lire nos chroniques du DVD paru chez Wergo et du récital de Markus Hinterhäuser].

La jeune Pétersbourgoise (née en 1919) signe sa Sonate n°1 en 1947, lorsqu’elle est encore l’élève de Chostakovitch. Un an plus tard, à l’âge de trente-et-un ans, elle enseigne la composition au conservatoire de cette ville ; elle tiendra cette classe jusqu’en 1977. Ses premiers pas de créatrice eurent ceci d’atypique qu’ils s’orientèrent vers deux destinations, puisque, parallèlement à l’écriture d’opus sérieux, elle produisit des pages légères destinées à la consommation, pour ainsi dire (chansons, bandes originales pour le cinéma soviétique, etc.) – presque aussitôt reniées, elle détruisit ces partitions qui, dans les années cinquante, n’eurent d’autre but que de gagner sa vie. Durant la décennie suivante, Oustvolskaïa prit toujours plus de distance avec la vie musicale officielle de son pays. Elle composait sans se soucier d’être jouée, avec une exigence aiguë qui la conduisit à ne garder qu’une seule œuvre entre 1959 et 1971. De fait, à partir des années soixante-dix, s’il en est plus, encore sont-elles rares – « je ne crois pas ceux qui écrivent cent, deux cents ou trois cents œuvres, y compris Chostakovitch », a-t-elle déclaré au cours du peu d’entretiens qu’elle concéda ; « dans plusieurs centaines d’œuvres, dans un océan d’œuvres, il est impossible de dire quoi que ce soit de nouveau ». La reconnaissance arriva de l’étranger : le musicologue Elmer Schönberger découvrit son travail grâce aux éditions Sikorski, ce qui généra, au début des années quatre-vingt-dix, concerts et enregistrements. Le pianiste et chef d’orchestre hollandais Reinbert de Leeuw se prit de passion pour sa musique dont il se fit alors le champion. Moquée autrefois par Stravinsky, voici que l’admirait soudain Ligeti !

L’héritage néoclassique de la Sonate n°1 s’entend dans les deux premiers mouvements, brefs et résolument rythmiques. Sous les doigts d’Antonii Baryshevskyi, le troisième révèle cette aura spirituelle personnelle à l’auteure qu’on peut entendre dans les opus postérieurs [lire nos chroniques des 23 et 24 juillet 2018]. À la lumière méditative de cet épisode succède une ballade tendre développée dans une ardeur radicale, d’une puissance expressive accrue, où apparaît le principe de répétition auquel serait donné plus tard un tour rituel. La promenade liminaire de la Sonate n°2 de 1949 se caractérise par l’égrainement régulier où se tisse une trame presque diaphane, dans un ambitus dynamique discret. La subtilité d’approche du jeune pianiste est miraculeuse ! Le second volet du dytique fait soliloquer à l’infini des lignes mélodiques quasi jumelles jusqu’à l’obsession, éteinte dans un halo campanaire. Sur près de dix-neuf minutes s’interpénètrent les trois motifs de l’unique mouvement de la Sonate n°3 de 1952 – trois mouvements dialoguant en un seul, au fond. Un choral cordial, voire robuste, répond à un ambulatio en demi-teinte, à la ligne claire, et le croisement incessant de ces deux climats donne naissance au troisième, en extrême tension, ici remarquablement ciselé.

L’insistance comme mode opératoire de la musique d’Oustvolskaïa ne vient pas de nulle part. On y reconnaît le chant liturgique orthodoxe, volontiers répété, et l’impression qu’il laisse de posséder des dimensions hors normes. Le souvenir des opus tardifs de Scriabine la traverse également, ainsi que la primitivité d’Obouhov. Les quatre mouvements enchaînés de la Sonate n°4 de 1957 ne contredisent certes pas cette opinion. À la brièveté timide du premier succède la martèlement vigoureux du deuxième, soudain résolu dans l’énigme d’un velours caressant, à deux reprises. Le suivant fonctionne tel un appel réitéré à l’envi. Le dernier est le plus long, déclinaison de trilles fragiles sur l’errance lunaire des premiers pas, puis ritournelle de fragments inconnaissables où l’inspiration s’asphyxie.

Après une interruption de trente ans qui pouvait donner à penser qu’elle en resterait là, Galina Oustvolskaïa compose coup sur coup deux nouvelles sonates pour piano. En 1986, la Cinquième reprend et transforme l’idée de la Troisième, avec un seul mouvement qui articule neuf formants autour d’une annonce intense, presque brutale. Ici, la précision de la nuance est d’un impact essentiel, ainsi que la maîtrise éclairée des résonnances, ce qui n’échappe pas à l’interprète ukrainien, décidément élu par cette musique. La Sixième est une déflagration en sept minutes de points persistants, toujours et toujours réenfoncés, comme une puissance invocation, une supplication farouche, impérative, magnifiée par la densité indicible du jeu d’Antonii Baryshevskyi. Bravo !

BB