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Dossier
Gavin Bryars | Jesus Blood Never Failed Me Yet
rencontre avec le compositeur autour d’une œuvre
C’est autour d’une partition déjà ancienne que nous rencontrons aujourd’hui le compositeur britannique Gavin Bryars. À travers Jesus Blood Never Failed Me Yet, il évoque pour nous ses recherches de la fin des années soixante qui voyaient apparaître une nouvelle conception du minimalisme en musique. Rencontre avec un homme à la verve souvent vive.
Dans quel contexte avez-vous imaginé Jesus Blood Never Failed Me Yet ?
C'est une pièce assez ancienne, sans doute l'une des plus anciennes que j'aie gardées à mon catalogue. Elle a été écrite en 1971. C’était pour moi une période expérimentale, vécue en Angleterre. Il y avait une nouvelle situation esthétique, très différente de celle des années précédentes. La plupart des idées venaient d’autres milieux artistiques que celui des musiciens ; principalement de la peinture. Parce qu'en fait, par rapport à la musique l'art conceptuel était en avance. Il y eut très tôt la notion de minimalisme en ce qui concernait les arts plastiques. C'est bien après qu'elle est arrivée en musique. L'ensemble avec lequel je travaillais dans ces années-là était constitué de non-professionnels – des professeurs d'université, des plasticiens, etc. Nous y partagions donc beaucoup plus de questions liées à l'esthétique qu'à la technique. J'ai travaillé avec des « objets trouvés », si vous voulez. La voix, dans cette œuvre, en est un. Une bande, avec la voix d'un vieil homme chantant ce Jesus' Blood Never Failed Me Yet (comprenez Le sang de Jésus jamais ne m'a trahi), une chanson qu'on n'a jamais retrouvée sur les lèvres de personne d'autre et dont la première phrase donne à l'œuvre son titre.
Comment cette pièce est-elle née ?
Une de mes amies travaillait à un court-métrage sur les clochards de Londres, dans le quartier de Waterloo Station. Elle m'a demandé un peu d'aide pour bricoler la bande-son de son film à partir de nombreux enregistrements très divers. J'ai fait cette collaboration assez rapidement. Puis elle me remit toutes les bandes plutôt que de les jeter à la poubelle – d'habitude, c’est ce que l'on fait de ce genre de matériaux une fois qu'ils ont été traités. J'y ai trouvé vingt-sept secondes d'une chanson donnée par une voix d'une grande dignité, habitée d'une foi simple, convaincue, animée d'un chant toujours fort musical, bien sûr en accord avec lui-même, mais aussi avec mon piano – ce qui était beaucoup plus étonnant (rires) ! En la passant en boucle, cette chanson fonctionnait plutôt bien. J'ai décidé d'en faire quelque chose, de composer à partir de cette source, en utilisant toujours la bande que je diffuserais en même temps que les instrumentistes joueraient ma partition. Pour ce faire, je me suis rendu à un studio de peinture où j'avais le matériel nécessaire pour copier la bande originale sur une autre machine, afin de la préserver plus certainement. La boucle que je prévoyais devait durer une bonne demi-heure. J'ai mis le dispositif en route, j'ai contrôlé les choses pendant les dix premières minutes, puis je suis descendu boire un café en laissant tourner ça tout seul le temps qu'il fallait. Voyez-vous, c'était un atelier très animé où beaucoup de gens venaient travailler, dans une certaine émulation, de l’excitation, du bruit, des conversations, de l'activité, tout simplement. Lorsque je suis revenu, rien de tout cela : les gens écoutaient attentivement, sérieusement même, la fin de la bande. Quelqu'un pleurait. Alors, j'ai demandé ce qui était arrivé, pourquoi on pleurait, etc. C'était la voix du vieil homme qui avait provoqué une telle réaction. J'ai alors réalisé sa puissance.
Et ce fut déterminant dans le travail de composition qu’ensuite vous avez effectué à partir de la bande…
Bien sûr ! Cet événement a changé tout ce que je commençais à imaginer de faire avec ce matériel. J'ai compris que je devais associer une musique très discrète à cette voix, qu’il n’y avait rien à en tirer et qu’il fallait juste la souligner de quelques éléments presque neutres, si l'on peut dire, en tout cas sans surcharge. Ensuite, il s’agissait de la retrouver, chercher l’homme de la bande. Ce n'était pas facile. Bien évidemment, personne ne savait pas qui c'était, et la réalisatrice pas plus que moi. Un caméraman s'est souvenu que c'était un homme âgé d’environ quatre-vingt ans et qu'il était le seul parmi tous les clochards rencontrés à ne jamais boire une goutte d'alcool. Il était arrivé à la fin de sa vie, une vie qui avait dévié de la voie commune pour une raison qui nous restera inconnue. Selon ce garçon, il était fort probable que l’homme fût déjà mort ; c'était son sentiment, en tout cas.
Durant cette Nuit de la musique américaine que propose ce soir l’Opéra de Rouen, vous serez le seul compositeur anglais. Comment votre musique s'inscrit-elle dans ce cadre ?
En Floride, le premier samedi de novembre, une radio diffuse en boucle un CD d'une version de soixante-quinze minutes que j'ai composée à partir de cette pièce. De ce fait, Jesus' Blood Never Failed Me Yet est entendu dans les bars, les restaurants, tous les lieux publics où d'habitude l’on regarde la télévision. Depuis déjà huit ou neuf ans, il me semble. Vous souvenez-vous de ce qui s'est passé, il y a quatre ans, en Floride, le premier week-end de novembre ? Non ?... NON !?!... Mais c’étaient les élections présidentielles, voyons (rires) !
Et c'est précisément dans cet état qu'il y eut de grandes difficultés à compter les scrutins. Peut-être est-ce ma musique, répétitive et obsédante, qui a brouillé les comptes, qui sait ?... Si du coup me voilà responsable de l'élection controversée de George Bush, il se pourrait bien alors que je sois aussi coupable de la guerre en Irak (rires). Plus sérieusement, dans les années soixante-dix, le groupe d'amis avec lequel nous faisions de la musique en Angleterre a beaucoup collaboré avec les compositeurs américains. Sont venus John Cage, Steve Reich, des gens que l'on ne connaissait pas du tout en Europe il y a trente ans. Nos préoccupations se rejoignaient : c'est donc tout naturellement que cette pièce s'insère dans une nuit américaine.
Cette composition suscite des réactions diverses, n’est-ce pas ?
Of course ! Beaucoup d'histoires survinrent à son propos, en effet. J'en ai dirigé une version au Canada, lors d'un festival. C’était diffusé en direct à la radio. En l'entendant, un auditeur a pensé qu'il y avait une prise d'otages à la radio et a interprété la voix répétée comme un appel au secours, un message de détresse. Il a appelé la police qui immédiatement est arrivée sur les lieux du crime. Une autre histoire, canadienne également : un auditeur a envoyé une lettre vitriolée à la rédaction de la radio pour dire qu'il était vraiment content que la pièce ait été écrite par un compositeur anglais et non par un canadien, car cela lui aurait vraiment fait mal de devoir penser que ses impôts avaient cautionné une telle merde ! En fait, Jesus' Blood Never Failed Me Yet provoqua des polémiques. 50% des gens l'aimaient, 50% l'exécraient, parfois même très violemment. Bon, encore une autre histoire, plus gentille, cette fois : un couple sur le point de se séparer se trouve ensemble en voiture, comme cela arriver souvent (des situations à l’absurdité banale que tout le monde peut connaître). Évidemment, ils n'ont plus rien à se dire, c’est affreux. Que faire ? Dans ces cas-là, on allume la radio, parce qu'on ne veut pas parler et que le silence serait trop pesant dans un voyage que l'on sait devoir durer deux heures en compagnie de quelqu’un que l’on souhaiterait pouvoir considérer bientôt comme inconnu. Ils ont entendu une version avec Tom Waits, sur CD. Eh bien, à l'arrivée, ils ont décidé de se marier ! Ce sont des malheurs qui arrivent, vous savez.
Quelle version de Jesus' Blood Never Failed Me Yet jouerez-vous ce soir ?
Celle pour cordes et harpe. J'ai même écrit une petite partie supplémentaire pour un groupe de cordes. C'est un peu une sorte de première, donc ! C’est toujours assez particulier de répéter cette œuvre, vraiment. Voyez-vous, ça commence par un lent crescendo très progressif qui va jusqu'à mezzo-forte et on reste longtemps dans cette nuance ; puis ça se termine par un lent diminuendo tout aussi graduel. Il n'y faut rien accentuer ; rien de dramatique, pas de mise en exergue, etc., rien du tout. Une distance dépassionnée doit absolument respecter la voix passée en boucle pour ne pas court-circuiter la puissance qui s'en dégage. Mais c'est tellement difficile pour des musiciens de faire une chose aussi simple ! Les répétitions consistent donc en beaucoup d'explication, rien d’autre, et c'est tout – presque tout, si vous voulez.