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Chroniques
Georg Friedrich Händel
Brockes-Passion HWV 48
Selon David Vickers, qui signe la notice de cette production discographique, il est fort probable que l’homme de lettres Barthold Heinrich Brockes (1680-1747) et Georg Friedrich Händel se soient côtoyés jeunes hommes, à l’Université de Halle dont ils furent les élèves pendant les mêmes années. Originaire de la cité saxonne, le compositeur, de cinq ans le cadet du poète hambourgeois, fut probablement invité à jouer de la musique lors des concerts privés organisés par celui-ci. En revanche, le musicologue britannique, spécialiste du répertoire baroque en général et d’Händel en particulier, n’a rien décelé qui permette de situer les circonstances de cette commande d’un oratorio sur la Passion du Christ, d’après le livret de Brockes, Der für die Sünde der Welt gemarterte und sterbende Jesus (Jésus, martyre torturé, mourant pour les péchés du monde), publié en 1712, que deux artistes avaient déjà mis en musique, Keiser et Telemann.
L’œuvre d’Händel est vraisemblablement entreprise dès 1716, tandis que Matheson se met lui aussi au travail – dans la décennie suivante, ce seront Fasch et Stölzel. Elle est créée durant la Semaine Sainte de 1719, à Hambourg. Unique oratorio en langue allemande d’Händel, elle est une des plus rarement jouées de son catalogue et l’on ne perd guère de temps à comptabiliser les versions discographiques disponibles – notre collègue eut la chance de l’entendre au concert, il y a… dix-sept ans [lire notre chronique du 16 avril 2004] ! Cependant, ces dernières années réparent fastueusement tel manquement, puisque plusieurs enregistrements furent réalisés, dont celui, fort émouvant, de Laurence Cummings en prise live au Händel Festspiele Göttingen (2017). À l’automne 2019, c’est dans une église londonienne que Jonathan Cohen et son ensemble Arcangelo s’y sont attelés, avec grand talent.
L’auditeur est immédiatement happé par l’élégance mise au service de la brève Sinfonia de cet opus dont récitatifs, airs, chœurs et ariosos ne forment qu’un seul grand épisode de deux heures et quarante minutes, non subdivisé en deux, voire trois parties, comme c’est le cas dans ce genre de pages. Kommet ihr verworfnen Sünder, le premier chœur, surprend lui aussi par la légèreté d’un effectif propre à transmettre clairement le texte, puisant dans l’excellent Vocal Consort. La clarté est bien le maître-mot de cette gravure infiniment musicale dont les solistes soulignent le caractère dramatique, comme en marche vers l’opéra sacré.
On est tout de suite plongés dans l’action, sans que l’interprétation, pour dramatique qu’elle est, abandonne une dignité de ton qu’il ne faut pas confondre avec une vague solennité religieuse obligée : c’est plutôt l’esprit des lumière qui vient nuancer ses élans, dans le texte et dans la partition comme dans cette très belle lecture.
Si quelques rôles épisodiques sont tenus par des membres du Vocal Consort, avec une maîtrise remarquable – saluons l’alto Alex Potter en Judas, le ténor lumineux Matthew Long en Pierre, par exemple (splendide Gift und Glut, Strahl und Flut, indigné et colère), ainsi que William Gaunt, basse sonore et rocailleuse qui sied à l’autorité brutale de Caïphe –, les trois parties principales réunissent soprano, ténor et baryton, solistes sollicités dans des numéros courts et percutants. On retrouve avec bonheur la tendresse délicatement incisive de Stuart Jackson en Évangéliste [lire nos chroniques de Zaide, Johannes-Passion, La divisione del mondo et La fiancée vendue], qui insuffle idéalement narrations et commentaires. Grande découverte que celle du jeune Konstantin Krimmel, baryton-basse au timbre riche, à la tessiture longue – un Don Giovanni en promesse, c’est sûr ! Le chanteur allemand, d’origine roumaine, sert Jésus d’une diction hyperprésente, d’une couleur puissante que véhicule un grain vocal plus qu’attachant. L’expressivité de ce chant-là est magnifique, tout bonnement ! Enfin, on ne présente plus Sandrine Piau, soprano français aguerri de longue date à la musique händélienne : en Fille de Sion, son agilité infaillible est à son sommet, y compris dans les modulations les plus abruptes (Was Bärentatzen, Löwenklauen, etc.).
Du clavecin, Jonathan Cohen [lire notre chronique de Dido and Æneas] mène un groupe limité à dix-huit instrumentistes, avec un tel sens du relief qu’ils suffisent à transmettre le drame chrétien fondateur. Chaque pupitre apporte ici sa teinte spécifique, au fil d’une interprétation de cette Brockes-Passion qui en favorise l’éclat et la transparence. À écouter et réécouter sans modération !
KO