Chroniques

par bertrand bolognesi

George Crumb
pièces pour piano et pour pianos amplifiés

1 CD Kairos (2023)
0022012 KAI
Trois opus pianistiques de George Crumb par Yoshiko Shimizu

De la pianiste japonaise Yoshiko Shimizu l’on découvre, non sans enthousiaste surprise, cet enregistrement consacré à la musique du regretté George Crumb, disparu il y a deux ans, alors dans sa quatre-vingt-treizième année. Passionnée par l’œuvre du compositeur étasunien qu’elle entendit pendant ses études, la musicienne partit à New York afin d’en apprendre plus, auprès de David Burge directement, l’artiste qui, à partir de 1972, collabora avec Crumb pour l’élaboration des quatre recueils des Makrokosmos. Détentrice d’une maîtrise de l’Eastman School of Music, Yoshiko Shimizu regagnait le Japon où engager une carrière d’interprète mise au service de la création et du répertoire contemporain. Après une première gravure, sous label Kairos, des volumes I (1972), II (1973) et III (1974) des Makrokosmos, parue en deux CD (2018) et fort remarquée, elle poursuivit, en 2020 et 2022, cette aventure, permise par la technologie, de jouer au disque ces œuvres conçues pour deux pianos (III).

Ainsi complète-t-elle une contribution essentielle à la diffusion de la musique de Crumb, avec lequel elle put également travailler, par la quatrième et ultime section des Makrokosmos, achevée en 1979 puis révisée en 2012, intitulée Celestial Mechanics – Crumb emprunte le terme à l’astronome et mathématicien français Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) – et indiquée Danses cosmiques pour piano amplifié à quatre (et six) mains, dont Paul Jacobs et Gilbert Kalish créèrent la version originelle le 18 novembre 1979, à New York. Chacune des quatre pièces qui le constituent porte le nom d’une étoile. L’insistante vigueur que l’on entend dans Alpha Centauri invite un écho de chant d’oiseau de Messiaen dans une aura passionnément bartókienne. Le jeu sur le cordier colore Beta Cygni d’un souvenir de koto assez fascinant, qu’une pédalisation abondante propulse dans un mystère de cymbalum. Le recours à une préparation, dans l’héritage de Cage, caractérise Gamma Draconis, danse qui tour à tour miroite en des saturations métallisées, des demi-teintes brisées de piano-jouet puis un vaste ostinato éclatant. Enchaîné dans la résonnance, Delta Orionis affirme ses piétinements répétés dans la quasi-phosphorescence d’un chemin ascendant d’accords célestes, contrarié par divers gestes violents ; d’une douceur inouïe, le final retrouve la délicat chemin d’accords, Makrokosmos quittant définitivement l’ici-bas.

Créé à Duisbourg le 17 janvier 1988 par ses commanditaires Peter Degenhardt et Fuat Kent, Zeitgeist fut composé en 1987. Il s’agit d’un livre de six Tableaux pour deux pianos amplifiés, qui interroge les préoccupations des musiciens en cette fin de XXe siècle – esprit du temps, certes, mais aussi, peut-être, fantôme du temps, le mot allemand portant ces deux sens. « Zeitgeist s’inspire beaucoup de mes compositions antérieures pour le piano, surtout des pages les plus importantes du cycle Makrokosmos », précise l’auteur dans la notice de l’œuvre. Aux halos contrastés et puissants de Portent, éteints dans un désir de guitare, succède la fantaisie volontiers schumanienne (Vogel als Prophet), parfois cinglante, de Two Harlequins. En 2021, Crumb a révisé Monochord, le troisième mouvement de Zeitgeist qu’il a lui-même décrit comme projetant « un sentiment ininterrompue d’intemporalité ». Yoshiko Shimizu fait adroitement dialoguer le jeu d’harmoniques sur la périodicité appuyée du pseudo-gong. Le passage, en 1986, de la comète de Halley, alors observé via la sonde Giotto, mais peut-être aussi le décollage catastrophique de la navette spatiale Challenger – programmé pour une observation scientifique plus poussée qui s’est réduite à la mort immédiate de son équipage de chercheurs (28 janvier 1986) –, inspire Day of the Comet (Crumb reprend le titre du célèbre roman d’Herbert George Wells), fort inquiet. À l’inverse, le flottement perpétuel de The Realm of Morpheus renoue avec le climat particulier de Monochord. L’œuvre s’achève en convoquant les ingrédients de Portent dans un vaste abîme d’échos.

S’achève, vraiment ?... Le 4 décembre 2003, au Carnegie Hall (New York), Susan Grace et Steven Beck (duo Quattro Mani) créaient Otherworldly Resonances qui, deux ans plus tard et complété par deux nouveaux mouvements, deviendrait le second livre de Tableaux pour deux pianos amplifiés. L’obsessionnel ostinato mistico (selon la terminologie du compositeur) de quatre notes hante Double Helix qui recourt à tous les usages pianistiques du musicien et, après un épanouissement démesuré, se termine dans l’humble énoncé du thème générateur. Celebration and Ritual trouve sa source dans un opus pour soprano, piano et quatuor de percussion, Winds of Destiny, écrit en 2004, dont est ici reprise une séquence d’accords. La clarté de l’interprétation propulse avec avantage au cœur de l’atelier du compositeur. Ces résonances d'un autre monde sont closes par Palimpsest qui, comme le suggère le titre, joue avec diverses strates d’un document où surgissent plusieurs musiques, dont des bribes du chant populaire nord-américain Bringing in the Sheaves. Ainsi se conclut le superbe voyage de Yoshiko Shimizu dans l’inventivité de George Crumb.

BB