Chroniques

par bertrand bolognesi

Georges Antoine
musique de chambre

1 CD Musique en Wallonie (2014)
MEW 1473
Quatre membres d'Oxalys jouent Georges Antoine (1892-1918)

Le centenaire de ce qu’il est convenu d’appeler la Grande Guerre, comme si ce genre d’activité pouvait être grand et méritait la majuscule, est l’occasion de faire sonner des œuvres du temps. À l’aune des programmations et des enregistrements, elles s’avèrent plus nombreuses qu’on le put soupçonner. Directement liées au conflit, en ce qu’elles furent écrites par des musiciens en réaction à l’événement ou eux-mêmes au front, voire en déploration d’un être proche tombé au combat, encore permettent-elles de mettre dans la lumière certains compositeurs plus ou moins oubliés.

Il y a deux ans, le Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon ajoutait à son éventail thématique quelques concerts regroupés sous l’égide Autour de 1914. Ainsi faisait-il entendre des raretés signées Boulnois, Casella, Magnard, Samazeuilh et Vierne, entre autres [lire nos chroniques des 21, 22 et 23 juillet 2014]. De même manière commençaient à paraître deux véritables sommes discographiques : Les musiciens de la Grande Guerre aux Éditions Hortus, qui approche aujourd’hui de sa vingtième contribution [lire nos critiques des volumes II, IV, V et X], et laCollection 14-18 de Musique en Wallonie. Voici comment le label belge, dont nous saluions récemment d’une Anaclase! le fort beau volume Eugène Ysaÿe [lire notre critique du CD], présente son initiative : « comment composer dans la tourmente ? Qu’écrire sur les routes de l’exil ? Pourquoi danser quand tant d’autres souffrent ? La Collection 14-18 souhaite proposer un portrait musical des années de la Grande Guerre en enregistrant ces musiques savantes et populaires qui surgirent alors que tout semblait vain, mais qui, l’espace d’un concert ou d’une soirée, purent servirent de réconfort aux civils et aux soldats de Belgique et d’ailleurs ».

Connaissez-vous Georges Antoine ? À l’instar de son compatriote Guillaume Lekeu (qui, mort plus jeune encore, composa cependant un peu plus), le Liégeois n’eut guère le temps de faire parler de lui : il quittait ce monde à l’âge de vingt-six ans, le 15 novembre 1918. La notice très documentée et fort plaisante à lire du musicologue Christophe Pirenne nous apprend le principal sur ce créateur trop tôt disparu. En particulier qu’il s’aventura de lui-même dans la bataille, bien que gravement asthmatique, s’aveuglant sur la durée et le sérieux d’une affaire qui aurait raison de sa santé déjà fragile. Sur les premiers pas de ce créateur fort doué, vous en apprendrez beaucoup à fréquenter ledit texte et, surtout, à écouter le présent disque qu’interprète Oxalys, ensemble à géométrie variable créé par des élèves du Koninklijk Muziekconservatorium de Bruxelles en 1993 – ici Shirly Laub au violon, Elisabeth Smalt à l’alto, Amy Norrington au violoncelle et Jean-Claude Vanden Eynden au piano (un Pleyel de 1920, qui ajoute sa couleur spécifique à la gravure).

Une tendresse fauve introduit l’Assez lent du premier mouvement du Quatuor en ré mineur Op.6 de 1916-17, grandissant bientôt vers la fougue tragique, loin des alanguissements préalables. L’extrême précision des pizz’ comme les demi-teintes mordorées du piano font merveille dans cette page à l’humeur contrariée qui tour à tour se mire dans des rigueurs franckistes, une fantaisie qu’on jurerait ravélienne et une volubilité peut-être héritée de Thuille. Pour autant, Georges Antoine, qui suivit les conseils de Vincent d’Indy en révisant son œuvre, possède une personnalité qui ne demandait qu’à s’affirmer plus, semble-t-il. Au lyrisme du modéré, second climat du mouvement, succède un animé contrasté dont la rageuse tonicité est à peine suspendue par la reprise du motif lent initial.

L’épisode médian du Quatuor Op.6 est une plaintive élégie, généreusement chantante et passionnée, mise en regard avec Mater Dolorosa Belgica, tableau peint en 1915 par le Brugeois d’origine galloise Frank Brangwyn (1867-1956), reproduit en pochette. La mélodie s’élève, toute fauréenne. À peine plus court, l’ultime mouvement, Animé varié, renoue avec l’exaltation du premier, au fil d’une déclinaison plus optimiste peu à peu gagnée d’un enthousiasme presque emphatique où point, croyons-nous, la manière d’Antoine, bien à lui. Bravo à la belle santé instrumentale mise au service du fugato conclusif.

Conçue à partir d’août 1912, créée par le violoniste Jean Oellers et le compositeur au clavier, le 18 janvier 1914 à Liège, la Sonate en la bémol majeur Op.3 fut également révisée, d’abord en considérant l’actualité guerrière, puis sur le conseil du fameux scholiste. Le manuscrit autographe définitif date du 26 septembre 1918, nous dit Pirenne. Nous découvrons une facette plus joueuse de Georges Antoine, avec un premier mouvement plutôt facétieux. On retrouve dans l’Assez lent central le goût fauréen du douloureux méandre, subtilement porté par Shirly Laub. Une robustesse inattendue prélude au troisième mouvement, développé à l’inverse dans un charme évanescent où la souple articulation de Jean-Claude Vanden Eynden est bien venue. Un disque captivant !

BB