Chroniques

par françois-xavier ajavon

Georges Auric
La Belle et la Bête

1 CD Naxos (2005)
8.557707
Georges Auric | La Belle et la Bête

Le chef d'orchestre et compositeur suisse autodidacte Adriano a poursuivi à la tête de l'Orchestre Symphonique de Moscou durant toutes les années quatre-vingt dix, pour le label Marco Polo (filiale de Naxos), son travail d'édition et d'enregistrement de quelques perles de la musique filmique du XXe siècle. Aujourd'hui, ce trésor discographique, difficilement accessible et fort cher en son temps, est repris à prix doux dans la collection Film music classics de Naxos. Nous vous avons déjà parlé sur ces pages de son travail admirable sur Les Misérables, la partition d'Arthur Honegger [lire notre critique du CD]. Adriano s'attaque ici à une longue partition de plus d'une heure, destinée au grand écran, par un autre membre éminent du fameux Groupe des Six, Georges Auric : La Belle et la Bête.

Même si Georges Auric a plus que mille visages (compositeur talentueux, particulièrement au théâtre et au ballet, administrateur de la culture, patron de la Sacem puis de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux, etc.), il reste tout de même très étroitement lié à la musique de film. On oublie souvent qu'outre celles qu'il écrivit pour les œuvres de Cocteau, nous lui devons les partitions du Salaire de la peur, de Bonjour Tristesse et d'une pléiade de films d’Allégret, Delannoy, John Houston, Otto Preminger et du gigantesque Henri-Georges Clouzot.

Cet élève brillant de Vincent d'Indy sut se faire une place très originale au sein du Groupe des Six, à côté des figures tellement écrasantes de génie, comme Poulenc ou Milhaud, et tissa une relation toute particulière d'amitié avec Jean Cocteau qui lui dédia son manifeste Le Coq et l'Arlequin, notes autour de la musique en 1918 – une série d'aphorismes admirables que je vous invite, au passage, à (re)lire ; un exemple : « un jeune homme ne doit pas acheter de valeurs sûres ». La conséquence logique de cette amitié fut la collaboration quasi-systématique d'Auric aux projets cinématographiques du poète tout au long de sa carrière, jalonnée par Le sang d'un poète, Les parents terribles, L'aigle à deux têtes, Orphée, Le Testament d'Orphée et bien sûr La Belle et la Bête, tournée en pleine guerre.

Afin de donner un univers musical au magnifique conte qui prend des allures de mythe antique et de réflexion philosophique – où des bras humains portent des chandeliers dans le château de la Bête, où toutes les valeurs de la beauté, de la richesse et du monstrueux sont inversées, et où l'un des plus beaux acteurs français de tous les temps, Jean Marais évidemment, est grimé en monstre aristocratique velu –, le compositeur édifie une partition subtile, dense, créative, où les lignes mélodiques sont souvent soutenues par un chœur généreux qui ne peut manquer de faire songer au Daphnis et Chloé de Ravel. Mais Auric ne cherche ici ni la cohérence ni la continuité par rapport au film, et d'une scène à l'autre, il s'adapter aux fréquents transferts et ruptures que l'on peut observer sur la toile entre le monde réel de la Belle confrontée à sa famille (n°13 : La farce du drapier) et le monde onirique de la Bête (n°9 : Apparition de la bête, où il crée un univers sonore stressant sur la base de tensions vers l'atonalisme ; ou encore n°17 : Désespoir d'amour). Même s'il n'échappe pas aux principaux poncifs de la musique de film – la caisse claire pour une scène de chevauchée sylvestre (n°3 : Dans la forêt), Georges Auric produit une BOF originale et plaisante qui ne tente pas d'imposer un thème principal ou un leitmotiv ; c'est aussi cette modestie qui a contribué pour une grande part au succès du film de Jean Cocteau.

Cet enregistrement digital de 1994, réalisé dans les mythiques studios ex-soviétiques Mosfilm (Moscou), affirme une qualité largement acceptable. Le livret, uniquement en anglais, apporte les quelques informations nécessaires à la compréhension de la partition pour ceux qui n'ont pas vu le film. Quelques photos issues de la pellicule, dans une notice un peu plus luxueux, auraient pu se justifier au regard du programme. L'achat s'impose naturellement d'urgence pour les fanatiques de musique de film, pour les inconditionnels de musique française, pour les cocteauphiles collectionneurs… À ceux qui ne connaissent pas encore le cinéma de Cocteau, je recommanderai plutôt l'achat du DVD de La Belle et la Bête !

FXA