Chroniques

par laurent bergnach

Georges Enesco
Œdipe

2 CD Naxos (2006)
8.660163-64
Georges Enesco | Œdipe

Si Schönberg et Stravinsky apparaissent comme des figures marquantes de la musique du XXe siècle, on mesure désormais combien l'Europe de l'Est a vu naître de compositeurs au langage original : Bartók en Hongrie, Janáček en Moravie, Szymanowski en Pologne et Georges Enesco (1881-1955), né George Enescu en Roumanie. Enfant de la campagne, ses dons précoces l'emmènent dès l'âge de sept ans au Conservatoire de Vienne, où il étudie le piano, l'harmonie et le violon. Sa première admiration va vers Brahms et Wagner – dont, en 1921, il dirigera la première nationale de Lohengrin. Étudiant à Paris (1895-99), son chemin croise celui de Thomas, Massenet, Fauré et des jeunes Koechlin et Ravel. Chef d'orchestre doué, Enesco ne vient pas tout de suite à la composition, d'où un nombre d'opus assez limité. Les premiers sont néoclassiques, néoromantismes, et même néobaroques, jusqu'à l'expression d'un changement radical, autour de ses trente-cinq ans. Le langage est fluide, teinté de variations harmoniques, de leitmotivs et de quart de tons hérités du folklore traditionnel – Harry Halbreich parlait à son propos de « classicisme complexe [à la] modernité sous-jacente ».

Dès 1906, Enesco envisage l'écriture d'un opéra, et c'est après une représentation d'Œdipe roi à la Comédie-Française (1909), la pièce de Sophocle, que le sujet s'impose. Edmond Fleg, son librettiste, écrit directement en français. La Première Guerre mondiale interrompt une première fois leur travail : Enesco retourne en Roumanie pour participer à la vie musicale du pays. La collaboration reprend en 1921, année qui voit l'ouvrage quasiment terminé. Malgré la création des Danses thébaines en 1924, dix ans passeront avant d'obtenir l'instrumentation définitive. C'est tout naturellement dans sa ville d'adoption qu'à lieu la création, le 13 mars 1936. L'ouvrage remporte un succès (reprise en juin 1937), mais disparaît vite du répertoire, du fait des difficultés d'exécution qu'il pose (contrepoint complexe, intervalles inhabituels, etc.). Sa renaissance surviendra au milieu des années cinquante, après la mort du créateur, faisant dire à Charles Bruck « que l'on pouvait tranquillement compter Œdipe parmi les cinq plus remarquables chefs-d’œuvre du XXe siècle ».

À un an près, l'anniversaire des cinquante ans de la disparition d'Enesco coïncidait avec les soixante-dix ans de l'œuvre. Pourtant, alors que tant de mélomanes et de professionnels déplorent le manque d'ouvrages en français sur nos scènes lyriques, personne n'a pensé monter Œdipe. Cet enregistrement, qui suit la coproduction entre le Berlin Deutsche Oper et le Wiener Staatsoper en mai 1997, comble un peu ce manque – même si, à quelques exceptions près, la langue est massacrée. Pour la majorité des solistes, la voix est ample, le timbre joliment coloré. Nous retiendrons particulièrement le baryton-basse Monte Pederson, expressif et mordant dans le rôle-titre, la diction et la santé de Michael Roider en berger, le mezzo ensorcelant de Marjana Lipovšek, incarnant Jocaste, puis le monstre dont la mort permet le remariage incestueux. Le Chœur, omniprésent, est à la hauteur de sa tâche. Dans un bel équilibre de pupitres, et avec infiniment de souplesse, Michael Gielen installe un climat tantôt champêtre, tantôt oriental, à la tête de l'Orchestre de l'Opéra National de Vienne.

LB