Recherche
Chroniques
Gerald Moore
Faut-il jouer moins fort ?
Best-seller en Angleterre et longtemps épuisé en France, voici réédité pour notre plus grand plaisir Faut-il jouer moins fort ?, des mémoires que Gerald Moore (né à Watford en 1899, disparu en 1987) commença en janvier 1957 et acheva fin 1961, près de vingt ans après la publication d’un essai, The Unashamed Accompanist (L’Accompagnateur impénitent, 1943). Durant ces cinq années d’écriture – « l’obsession de mes loisirs », écrit-il –, on compte des dizaines de pages jetées à la corbeille ainsi que des dizaines de concerts. Car pour qui l’ignore encore, Moore est avant tout pianiste, connu comme l’un des accompagnateurs les plus talentueux de sa génération, si ce n’est du XXe siècle.
Sous la surveillance d’une mère déterminée qui bride un penchant naturel pour l’improvisation, l’artiste commence son apprentissage du piano autour de six ans (« joue encore une fois cette page, et respire par le nez »). Devenu adolescent, il migre avec sa famille au Canada et travaille au rayon Librairie d’un grand magasin pour contribuer aux finances de la maison. Il devient choriste d’église, apprend l’orgue et rêve d’entrer en religion, mais le piano le rattrape : repéré par la famille Hambourg, il participe à quelques tournées chambristes, de même qu’il se produit à l’orgue de cinéma – lequel « le dispute en abomination au saxophone, à l’harmonica et à l’accordéon ». Sa vocation d’accompagnateur se précise en découvrant Winterreise et Die schöne Müllerin : « voilà la vie qu’il me faut ».
Une tournée entreprise avec le ténor du Yorkshire John Coates le confronte à une discipline de fer et à l’apprentissage dans des conditions extrêmes – « je pouvais travailler dans une salle où des aspirateurs faisaient autant de vacarme que moi […] ». Avec « le potier de Chelsea », Moore découvre réellement le travail, s’inquiète de technique et approfondit l’art d’écouter avec une concentration féroce.
Il inaugure ainsi une liste de collaborations prestigieuses avec Fédor Chaliapine (« il se montra satisfait : je savais faire un rallentando »), Elena Gerhardt (« un modèle de dignité, de maîtrise de soi »), Elisabeth Schumann (« un sourire qui chantait »), Maggie Teyte (« elle avait étudié nombre de mélodies de Debussy avec le compositeur en personne »), John McCormack (« on distinguait chaque syllabe qu’il émettait, si doucement qu’il chantât »), Aksel Schiøtz (« il était modeste et silencieux, ce qui tient du miracle chez un ténor »), Kathleen Ferrier (« la voix naturellement belle »), Elisabeth Schwarzkopf (« elle s’exerce des heures de suite à pleine voix »), Victoria de los Ángeles (« les joyaux de son Flamenco me mettent en larmes »), Dietrich Fischer-Dieskau (« maître du rythme »), etc.
Défenseur d’un champ d’expérimentation illimité, prodigue en anecdotes pleines d’humour et en hommages, Gerald Moore passe en revue le quotidien de sa profession (séances d’enregistrements, conférences-récitals, enseignement, causeries à la radio et à la télévision, critiques de presse, tourneurs de pages, jury, cachets, etc.) et finit par persuader ceux qui réduisent les qualités d’un bon accompagnateur à la faculté mécanique de déchiffrer à vue que la réalité est bien différente : « je garantis que je trouverai cent pianistes et davantage capables de nous éblouir dans le prestode la sonate de Beethoven pour un pianiste qui nous transportera dans la mélodie de Schubert ».
LB