Chroniques

par bertrand bolognesi

Giacinto Scelsi
Suite n°8 Bot-Ba – Suite n°11

1 CD Wergo (2020)
WER 7328 2
Sabine Liebner joue deux "Suites pour piano" de Giacinto Scelsi, chez WERGO

Spécialisée dans l’interprétation de la musique du XXe siècle, la pianiste Sabine Liebner, applaudie dans des œuvres de John Cage et d’Henry Cowell [lire notre critique du CD amiable conversation], enregistrait en 2015 deux suites de Giacinto Scelsi, sous label Wergo – la neuvième, Ttai (1953), et la dixième, Ka (1954). Quelques années plus tard, entre février 2013 et mai 2021, elle immortalisait, en la Deutschlandfunk Kammermusiksaal de Cologne, son interprétation de la onzième (1956), dépourvue de titre, et de Bot-Ba, la huitième (1952).

Fort imprégné de spiritualité orientale, qu’il s’agisse de méditer à partir des mythes hindous, du soufisme ou encore du bouddhisme tibétain, Scelsi a construit sa pensée et sa musique sur le socle d’une sorte d’Orient intérieur, pour reprendre l’expression heureuse du musicologue et compositeur Friedrich Jaecker dans la notice du CD. Preuve en est que le musicien italien a donné à nombre de ses œuvres des titres dérivés du sanskrit. Ses suites pour piano proviennent d’un très abondant réservoir d’improvisations, enregistrées à partir des années cinquante puis portées sur lignes par Vieri Tosatti, aide indispensable à Scelsi qui n’écrivait pas la musique. Entre les opus de Tosatti – on pense à l’éloquente Partita a pugni (1952) pour ténor, baryton, récitant et orchestre, par exemple, farce dont l’action se déroule dans un gymnase lors d’une compétition de boxe, aux opéras néo-pucciniens La fiera delle meraviglie (1961) et Il Paradiso e il poeta (1965), ou encore à l’opulent Requiem (1963) – et ceux de Scelsi, le vertige est saisissant… C’est bien plus tard qu’un travail d’assemblage de divers mouvements fut effectué pour générer les suites, si bien que la datation de chacune demeure problématique : ainsi, bien que prétendument de 1956, la Suite n°11 ne possède pas de titre car son auteur s’éteignit brutalement (9 août 1988) avant que la partition fût rendue à l’éditeur, ce qui laisse songeur.

À Pérouse, deux mois après la mort de Scelsi, la pianiste suisse Katharina Weber créa la Suite n°11, à partir d’un manuscrit qui diffère de la version publiée en 1989 par Salabert. Pour n’avoir personnellement joué que les neuvième et huitième suites (respectivement éditées par cette maison en 1986 et en 1988), nous ne sommes pas en mesure de vérifier si Sabine Liebner appuie sa gravure sur l’impression officielle de l’œuvre ou sur le manuscrit utilisé par sa consœur. La succession des neuf mouvements dessine un voyage émotionnel puissant qui ne révèle point ses mystères, où l’on retrouve les procédés chers à Scelsi : basses scandées dans une immensité temporelle, notes répétées, figures cristallines presque capricieuses, insaisissables, violent contrastes de nuances, polarisation sur une note obsessionnelle, jeu sur la résonance prolongée, tout cela dans une archaïque constance de la pulsation générale, tenant du rituel. À la rugosité du premier épisode, noir, succède les mélismes mélodiques du deuxième, errance délicate et respirée avec bonheur, contrariée par un précipité rageur auquel une copieuse pédalisation donne une ampleur sauvage. Barbaro : ainsi est indiqué le troisième, palilalie obstinée, de plus en plus dure. À l’opposé, le mouvement suivant avance dans une douceur voilée, tournoyant sur un motif à la manière d’un derviche, peut-être, pour quelque élégiaque hommage dont la section centrale s’envolerait vers une transe musclée. Après les glissando violents et la marche biscornue du cinquième chapitre, puis les énigmatiques îlots du sixième et l’ample tremolo érigé en principe du suivant, le huitième déploie six sections où s’accumulent les effets précédemment entendus, à la faveur d’un investissement plus audacieux de l’entière étendue du clavier et d’une impétueuse percussivité. Elle s’affirme plus déterminante encore dans l’ultime partie de la suite, proprement volcanique.

Avec Bot-Ba, nous voilà en terrain connu. La Suite n°8 vit le jour sous les doigts du pianiste et compositeur australien Geoffrey Douglas Madge, le 26 juin 1977, à Middelbourg, dans le sud-ouest des Pays-Bas, lors de la neuvième édition du festival Nieuwe Muziek Zeeland. Giacinto Scelsi lui a donné pour titre le mot tibétain en langue tibétaine. « Le bouddhisme tibétain ne s’intéresse pas seulement aux bodhisattvas de sagesse et de compassion, mais regorge aussi de divinités sauvages, colériques et démoniaques auxquelles les éruptions sonores extrêmes peuvent être liées », commente Jaecker. Le premier des six mouvements papillonne agitato autour d’un fa# dans une scintillement de trilles à l’urgence sévère, soudain animato et fortissimo, dans un hyperbolique halo de pédale, finissant par une hésitation tendre sur ut, ponctuée puis interrompu brutalement par des accords sforzato. Déconstruit tel un puzzle, l’épisode suivant martèle ses piécettes où surprend un cinglantmolto squillante (très brillant), suivi d’une section barbare, très marquée. Le défi de l’atemporalité des accords graves donnés en plusieurs nuances mène à la reprise du principe cinglant, achevé dans une féroce obstination. Souvenir des premiers pas, le début du troisième est interrompu par un pesante dans le registre le plus bas du piano, pour revenir, tel un refrain, avec deuxième (staccato/marcato) et troisième (sostenuto) couplets. Come gong, est-il écrit dessus le si profond de la main gauche, ouvrant le quatrième chapitre… et voilà bien une indication que Sabine Liebner honore pleinement ! Il s’agit également d’une suite dans la suite, pour ainsi dire, avec des séquences nettement différenciées – Lento grave ; Molto lento aigu ; secco médium, répétitif, peu à peu disloqué ; Molto presto ; enfin, coda polarisée sur le si du début. Après la lente et hypnotique frénésie du cinquième, le dernier, pungente (âcre), réunit tous ces caractères en une vaste messe à l’ordinaire secret, dont le long molto ritmato, pérorant à la cime de ses clusters, mène à un final qui définitivement étreint l’écoute. Méditer n’est certes pas s’en tenir à l’accueil du meilleur, mais se laisser traverser par tout pour en sortir autre, Scelsi le savait bien.

BB