Chroniques

par bertrand bolognesi

Giacomo Puccini
Manon Lescaut

2 CD Naxos (2006)
8.111030-31
Giacomo Puccini | Manon Lescaut

À trente-quatre ans, Giacomo Puccini se lance dans la composition d'un troisième opéra. Délaissant les thèmes magiques visités par ses ouvrages ainés, Manon Lescaut se tourne vers la littérature française du XVIIIe siècle et d'une intrigue plus ou moins sulfureuse qu'un dénouement moral vient justifier : L'histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, un extrait des Mémoires et aventures d'un homme de qualité de l'Abbé Prévost. À cette lecture, peut-être le musicien fut-il fasciné par l'extrême jeunesse des héros (quinze et dix-sept ans) et par la liberté déconcertante qu'ils savent prendre, lui qui vivait alors une pénible crise amoureuse. Quoi qu'il en soit, on ne retrouve dans cette œuvre ni l'inspiration heureuse des Villi et d'Edgar, ni l'énergie et l'inventivité futures de La Bohème. Bref, même si, le 1er février 1893, le public turinois lui fait un triomphe, cet opéra n'est pas encore du grand Puccini, il faut bien l'avouer.

Naxos livre aujourd'hui le témoignage de représentations romaines captées en juillet 1954 par RCA-Victor, et dont le principal intérêt reste l'excellence de la distribution masculine. Le ferme Maro Carlin s'y avère un Edmondo honorable, au timbre accrocheur ; il signe ensuite une composition irrésistible en Maître de danse, masquant exquisément sa voix et appuyant sa prononciation italienne d'un épouvantable accent parisien. Franco Calabrese incarne idéalement un Geronte généreusement coloré, par un chant sensible et nuancé que nourri une grande forme vocale. À trente-sept ans, le baryton américainRobert Merrill campe un Lescaut très corsé que l'aigu cuivré, la moelleuse articulation et l'évidente santé rendent particulièrement efficace. Enfin, vigueur inépuisable, timbre lumineux, legato somptueusement mené, ardente vaillance, alternant poivre et sucre, Jussi Björling est un Des Grieux de rêve, comme le prouvera l'incomparable expressivité de son Vedi, son io che piango au dernier acte.

Quant au rôle-titre… Licia Albanese nous laisse sur notre faim. Avec un timbre qu'elle sait rendre chaleureux sous la torture, elle s'ingénie à distancier sa prestation marquée par un chant vieux style dont elle use en minaudant à l'envi. Bref : sa Manon est une mièvre péronnelle au vibrato incertain qui meure en des sanglots d'une déconcertante vulgarité. Inexplicablement insipide dans In quelle trine morbide, trop souvent écrasée par les qualités de Björling dans leurs duetti, il n'y a guère que pour Oh, sarò la più bella ! qu'elle daigne s'engager plus révélant soudain une couleur plus profonde. L’Acte IV, grand duo plus radical encore que celui conçu par Puccini dansTosca, huit ans plus tard (aucun personnage secondaire), en pâtit cruellement.

Cependant, six bonus provenant de diverses sources nous la présentent sous un jour nettement plus favorable. Charmante dans Louise (Charpentier), vaillante bien que peu sensible dansLa Wally (Catalani), ardente dans Adriana Lecouvreur (Cilea) où l'on retrouve son goût douteux pour les sanglots, elle ménage une belle ampleur à son chant – rubati excessifs mais délicieux – dans la Cinquième Bachianas Brasileiras d’Heitor Villa-Lobos, largement étirée par Leopold Stokowski qui en mène génialement la partie centrale. En comparant ces documents de 1947, 1950 et 1951, on pourrait bien conclure qu'une certaine fatigue entravait la Manon de 1954, fatigue d'une voix de quarante-cinq ans qui en paraît beaucoup plus au disque.

Si le Chœur convainc peu, l'interprétation de Jonel Perlea à la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Rome est plutôt exaltante. Après un début assez sec d'une sobriété étonnamment lapidaire, sa lecture s'assouplit vers le milieu de l’Acte I. Alternant la belle tonicité d'une accentuation toute chorégraphique des passages d'action ou des mouvements de foule, avec beaucoup de caractère – dans l'excitant Final du I, on est au cinéma ! – à une sensualité que soutend une remarquable mise en valeur des alliages timbriques de l'écriture puccinienne, le chef signe une version toute d'élégance et de théâtre, dans un parfait équilibre fosse/plateau où le très fermement conduit Fugato (fin de l’Acte II) prend un impact dramatique fort, le grand dénuement de l'Intermezzo (transition du II au III) retrouvant la sècheresse amorcée par les premières mesures.

BB