Chroniques

par bertrand bolognesi

Giacomo Puccini
Turandot

1 DVD C Major (2018)
748108
À Turin, Gianandrea Noseda joue Turandot, l'opéra inachevé de Puccini

Au début de l’année 2018, le Teatro Regio de Turin présentait une nouvelle production de l’ultime opéra de Puccini, confiée aux bons soins d’un artiste toujours inspiré dont nos colonnes saluent régulièrement les créations [lire notre entretien d’avril 2016, ainsi que nos chroniques d’Ariodante, Otello, Lucia di Lammermoor, Faust, Ariane et Barbe-Bleue]. Fidèle à lui-même, Stefano Poda signait alors la scénographie, la conception lumière, la chorégraphie et la mise en scène de cette Turandot (assisté par Paolo Giani Cei). Confrontant son esthétique personnelle à la fable dramatique de Carlo Gozzi, Poda invente un univers onirique propre à porter les énigmes, non dans la littéralité de celles posées par la cruelle princesse chinoise mais dans une acception nouvelle, concentrée sur la réalisation de soi et les épreuves qu’un homme s’impose à lui-même pour y accéder, voire pour gagner une équanimité non-dite. De fait, cette cruelle fille de l’empereur existe-t-elle ?... De quelle ambition Calaf est-il la proie ?

Un parcours initiatique s’accomplit dans le blanc aveuglant du deuil – des prétendants au trône, de l’enfance, et deuil du deuil lui-même, sans doute, le sacrifice décidé par Liù ouvrant à la vie. Dans quel Orient sommes-nous donc ? Aucun, l’homme de théâtre ose une dimension nouvelle au conte originel, sans lieu ni temps, pas même ce rythme du jour évoqué par le livret : l’action se situe en un moment d’exception, l’avènement qui brisera les murs de la prison. Il s’agit bien d’enfermement, avec ce décor aseptique baigné par la lumière d’une constante surveillance : le principe de virginité éternelle que vérifie Turandot induit l’enfermement des prétendants dans le désir et dans la mort, l’enfermement d’Altoum dans sa fonction de garant d’une loi qu’il désapprouve, l’enfermement du prince étranger dans son audace, vécue comme un vœu hardiment prononcé, enfin celui du rôle-titre lui-même dans une indifférenciation qui le désincarne – une multitude de femmes identiquement vêtues et coiffées ouvre la bouche pour chanter une partie qui semble n’être musicalement attribuée à aucune. À travers les trois portes de ce décor en monstrance – trois, chiffre des énigmes, des ministres et du trio amoureux rendu actif par son improbabilité même – défilent emblèmes et symboles, sans convoquer jamais la cruauté qui, de tout temps, fascine les fantasmes exotiques de l’Occident – jusqu’au tranchage des nez coupables par lequel s’ouvre, en 2016 encore, le roman de Christoph Ransmayr (Cox oder Der Lauf der Zeit).

Une seule cruauté suffit à régir cette interprétation : le refus du corps, érigé en loi absolue. Et la suite impériale d’arborer une nudité poudrée, séparée par une ligne médiane pourpre (de la naissance des cheveux jusqu’aux jambes), comme la cicatrice de quelque ablation tue, et d’entraver tout geste dans une inquiétante lenteur, ritualisée par le fatalisme acquis sous la terreur. La danse avoue paradoxalement une sensualité qui n’aspire qu’à l’éclosion : sous l’oppression, ses forces travaillent souterrainement. Sur les costumes des ministres-masques, le corps, toujours : incrustés de motifs brillants, ils montrent un squelette et les systèmes vasculaire, digestif et respiratoire (organes). En toute logique, cette corporalité médicalisée mène droit à la morgue : le rideau du deuxième acte se lève sur la toilettes des dépouilles. La quête de gloire de l’étranger – et non la prétendue beauté de Turandot que ni lui ni personne ne peut voir – défie la terreur en solutionnant les énigmes et en laissant une chance au moyen (la princesse) de cet accomplissement (Calaf, son nom), sous le regard-témoin de ministres en tenues graphiques, écriture de l’histoire. La représentation se conclut dans l’espoir non-vérifiable, ses maîtres d’œuvre ayant choisi de renoncer aux achèvements de Franco Alfano ou de Luciano Berio pour s’en tenir à la version laissée incomplète au décès du compositeur – l’épreuve est brillamment résolue, mais l’énigme demeure.

Les chanteurs défendent habilement le spectacle. Hormis quelques décalages rythmiques dans un ensemble réputé difficile, les trois masques satisfont – Luca Casalin est Pang, Mikeldi Atxalandabaso Pong, tandis l’efficace baryton Marco Filippo Romano domine en Ping. Avec une clarté d’émission bienvenue, Roberto Abbondanza campe un Mandarin distant, insondable. On retrouve le ténor Antonello Ceron en Altoum précis [lire nos chroniques de Norma, Otello et Turandot] et In-Sung Sim en noble Timur, avantageusement phrasé [lire notre chronique du 19 juin 2015]. D’un aigu facile, toujours amené en souplesse, et par un timbre volontiers dolent, le soprano Erika Grimaldi incarne une Liù résolue et attachante [lire nos chroniques de Medea et d’Otello]. Après avoir avancé un Calaf un peu tendu à l’Acte I, le Santacrucero Jorge de León déraidit bientôt son instrument tout en ménageant au rôle ce qu’il exige de brillant. Enfin, le soprano dramatique slovène Rebeka Lokar triomphe une nouvelle fois en Turandot à laquelle elle prête une couleur riche d’harmoniques graves, conformément à ces grandes voix à la charnière du mezzo qui font leur office aussi bien en Isolde qu’en Brangäne. Le chant possède un je-ne-sais-quoi de solaire qui assaisonne le rôle d’une chaleur salvatrice.

Soigneusement préparés par Claudio Fenoglio, les voix blanches du Conservatorio Statale di Musica Giuseppe Verdi de Turin et les artistes du Coro maison livrent une prestation exemplaire où s’expriment tour à tour une tendresse onctueuse et une vigueur ferme et puissante. À la tête de l’Orchestra Teatro Regio Torino dont il est le titulaire, Gianandrea Noseda [lire nos chroniques d’Il trovatore, Le printemps, Boris Godounov, Tosca, Faust, Les pêcheurs de perles, Le prince Igor, Don Carlo et Elegia eroica] mène, en parfaite adéquation avec la mise en scène, une fosse pleine de suspens, parfois un brin nauséeuse, à juste titre, de cette saveur particulière à l’idée qu’on se fait du supplice oriental. Éblouissante et incisive, sa direction met en valeur le travail d’un Puccini remettant alors en cause son propre style, au regard des expériences de ses contemporains. Aussi n’hésitons-nous pas le moins du monde à vivement conseiller cette captation au lecteur.

BB