Chroniques

par bertrand bolognesi

Gilles Cantagrel
Carl Philipp Emanuel Bach et l’âge de la sensibilité

Éditions Papillon (2013) 224 pages
ISBN 978-2-940310-46-3
Carl Philipp Emanuel Bach et l’âge de la sensibilité, de Gilles Cantagrel

Empfindsamkeit, a-t-on dit de cette esthétique germaine des années 1740 à 1780, dont en musique les représentants les plus célèbres furent Mozart et Haydn. Leur père à tous ? Carl Philipp Emanuel Bach. Avec ce volume, Gilles Cantagrel, LE spécialiste français de Bach père, mais encore de Buxtehude et de Telemann, propose un portrait concis de « cet homme si attachant » qui, espère-t-il, propagera la bonne parole de l’avènement d’une musique à découvrir d’urgence – il précise que le sujet mériterait plusieurs volumes à lui seul.

Ainsi mène-t-il le lecteur des premiers vagissements de 1714, lorsque Johann Sebastian exerce à Weimar, jusqu’au dernier souffle, en décembre 1788. Tour à tour « Bach de Berlin » et « Bach de Hambourg », c’est toute l’histoire d’un répertoire intermédiaire, au fil duquel s’invente le classicisme, que cristallise le compositeur. L’ouvrage est ouvert par la citation in extenso de la brève autobiographie de C.P.E. Bach (Selbsbiographie, 1771) qui livre quelques clés quant à son goût, ses convictions et ses choix. Retour ensuite sur l’enfance, à commencer par l’évocation de l’état de la carrière du père qui déterminera peu à peu celle du fils – des fils, devrait-on dire. Weimar, donc, puis Köthen où son maître de chapelle de père lui enseigne bientôt la musique. C’est là qu’à l’âge de six ans il perd sa mère. Survient ensuite l’arrivée d’une nouvelle épouse, la très jeune Anna Magdalena, toute dévouée à l’éducation des quatre orphelins, puis un nouveau déménagement, J.S. étant élu cantor de la Thomaskirche de Leipzig au printemps 1723. C’est là qu’il étudie le violon et, plus glorieusement en tant que gaucher, les instruments à clavier. Musicien accompli, il participe dès ses quinze ans aux concerts du Collegium Musicum dirigés par son père dont parfois il est également le copiste.

Si lui furent attribuées avec beaucoup de vraisemblance quelques piécettes du Notenbüchlein für Anna Magdalena Bach qu’il aurait écrite à douze ans, c’est à partir des années 1730 qu’apparaissent ses premières compositions. À un menuet succèdent bientôt sonates, sonatines et concerti dont la tournure se démarque librement de l’influence paternelle. À l’automne 1734, il quitte la maison familiale pour parfaire ses études à Francfort où il enseigne et dirige de nombreux concerts, programmant principalement les œuvres de J.S., mais aussi les siennes. Il a vingt ans. On le retrouve quatre ans plus tard au Schloß Rheinsberg (nord-ouest de Berlin), au service du jeune prince Friedrich Wilhelm von Hohenzollern Brandenburg-Preußen qui, en juin 1740, deviendra Frédéric II de Prusse. Bach est désormais musicien de cour, au service d’un souverain lui-même flûtiste et compositeur « installé dans un conservatisme esthétique à l’opposé de l’imagination de Carl Philipp Emanuel, de son tempérament novateur et résolument moderne ». Claveciniste attitré du prince, il le suivra au Schloß Sanssouci (Postdam) mais jamais ne jouira de sa considération en tant que créateur, contrairement à ses confrères Quantz et Graun. Il y passerait pourtant vingt-sept ans…

Voltaire est accueilli par Frédéric II à Sanssouci en juillet 1750. Rien qui fasse événement pour C.P.E. qui, au même moment, enterre son illustre père et pourvoi à l’entretien et à l’éducation de son plus jeune frère, Johann Christian, encore adolescent. Cette disparition souligne le sentiment d’une stagnation professionnelle qui l’incite à plusieurs essais et sollicitations diverses. Bien qu’appuyé par son parrain Telemann, sa candidature à Zittau n’est pas retenue. Quand meurt le successeur de Johann Sebastian à Leipzig, Gottlob Harrer, en 1755, il se présente à ce poste. Nouvel échec. Las ! Il publie essais et traités qui asseyent plus encore sa bonne réputation. Durant la Guerre de sept ans, l’activité de cour décroît considérablement. C.P.E. en profite pour mettre les bouchées doubles dans ses publications – de son œuvre mais aussi de celle du père. Telemann s’éteint le 25 juin 1767, laissant vacant le plus important de tous les postes musicaux d’alors, après l’avoir occupé quelques quarante-six ans. Bach y prétend ; il est élu le 3 novembre, et pourra prendre ses fonctions cinq semaines plus tard, quand der alte Fritz accepte enfin sa démission. « C’est à un poste plus important que celui de son père qu’il est élu à Hambourg : cantor, directeur de la musique dans les cinq églises principales de la […] plus grande ville d’Allemagne, près de trois fois Leipzig ». La carrière de déploiera donc dans les vingt dernières années.

Ce petit aperçu n’aura qu’à peine brossé un destin. Encore vous faut-il approcher plus précisément ce portrait d’un compositeur à ne pas négliger [lire notre chronique du 30 mai 2015 et notre critique des CD Magnificat, concerti pour violoncelle et de l'oratorio Die Israeliten in der Wüste]. Gilles Cantagrel signe une contribution captivante que sitôt ouverte l’on ne repose plus !

BB