Chroniques

par michel slama

Gioachino Rossini
Guillaume Tell

2 DVD Decca (2015)
074 3870
Michele Mariotti joue Guillaume Tell (1829), dernier opéra de Rossini

Le dernier opéra de Gioachino Rossini, Guillaume Tell, fut créé à Paris avec grand succès, le 3 août 1829. Âgé de trente-sept ans, le compositeur ne devait plus composer d’opéra par la suite. Cette décision peut sembler étrange pour un musicien adulé et au faîte de sa gloire, mais elle est vraisemblablement due à la révolution de 1830 qui lui fit perdre la protection précieuse du roi Charles X, alors destitué. Ces sympathies royalistes ne facilitèrent pas ses venues au pays natal qu’il avait quelque peu négligé au profit de Paris. Ainsi, la création de la version italienne à Lucques en 1831, Guglielmo Tell, réduite en trois actes, fut fraîchement accueillie. Il retourna donc à sa cité favorite où couler des jours de plaisir et de gastronomie. Il écrivit un grand nombre de petites pièces destinées aux salons parisiens, ses Péchés de vieillesse, dont les deux chefs-d’œuvre que sont le Stabat Mater [lire notre critique du CD] et la Petite Messe Solennelle [lire notre critique du CD]. Œuvre aux dimensions impressionnantes – l’exécution originale au complet durait six heures –, le testament lyrique du Cygne de Pesaro peut être considéré comme précurseur du grand opéra à la française, tel qu’illustré par Auber, Meyerbeer et Halévy.

Sans prétendre être exhaustive, la production proposée en 2013 au Rossini Opera Festival de Pesaro respecte les exigences de la version française en rétablissant l’ensemble des ballets, ainsi que l’air de Jemmy, entre autres. Au même moment, avec Michael Spyres en Arnold, le Belcanto Opera Festival in Wildbad présentait la version intégrale – une aubaine pour les amateurs de cet ultime opéra peu aimé des programmateurs des théâtres.

Le metteur en scène Graham Vick et son scénographe Paul Brown ont opté pour un décor unique, immaculé et minimaliste, pour les quatre actes : un studio de cinéma des années trente, avec une inscription gravée dans le plâtre en grandes capitales, plus tard maculée de sang : Ex terra Omnia. Elle est le pendant du rideau de scène qui exhibe fièrement un poing rouge levé, symbole de la lutte révolutionnaire. D’une mezzanine creusée dans le décor, située à gauche de la scène, comme au théâtre, les Autrichiens semblent dominer le petit peuple suisse et être spectateurs. Un flashback vidéo inévitable et des toiles peintes représentant les montagnes complètent le dispositif. La Suisse médiévale de Guillaume Tell est transposée dans l’Italie du Risorgimento, les costumes et les accessoires hésitant entre Senso de Visconti et 1900 de Bertolucci. Enfin, Vick abuse de soldats-cameramen filmant presque tout, dont l’épreuve de la pomme... qui explose comme un pétard !

Les chorégraphies de Ron Howell firent réagir un public décontenancé par une gestuelle absurde et dérangeante, entre danses tribales et mouvements d’aliénés quelque peu névrosés au premier acte, qui ne s’arrange en rien ensuite. La tyrolienne du III atteint des sommets de ridicule.

Côté chant, le spectateur est à la fête.
Juan Diego Flórez mène intelligemment une carrière de belcantiste en contrôlant soigneusement l’évolution de sa voix. En 1996 il débutait ici-même, au festival de Pesaro, en Corradino de Matilde di Shabran (Rossini, Rome 1821). Très vite, il fut apprécié pour l'élégance de sa ligne vocale, son incroyable facilité dans l’aigu et sa maîtrise remarquable des difficultés propres à son répertoire de prédilection. La gloire nationale péruvienne a ainsi évolué de tenorino à l’aigu perçant vers un tenore di grazia idéal. Les oreilles coutumières d’un Arnold qu’on prit pour habitude d’attribuer à un ténor héroïque trouveront peut-être Flórez limité quant à l’épaisseur des médiums et des graves. Mais il s’en sort excellemment, avec une belle incarnation du personnage qu’il sait transfigurer. À l’Acte IV, après un Asile héréditaire anthologique, Juan Diego Flórez ne fait qu’une bouchée de l’avalanche de contre-uts meurtriers de la cabalette Amis, secondez ma vengeance. À ses côtés, la Mathilde de Marina Rebeka n’appelle que des compliments. La beauté et la tendresse rayonnante de cette voix melliflue illuminent son air Sombre forêt qu’on a rarement entendu si bien chanté. Le couple est idéal.

Avec une belle autorité, le baryton-basse Nicola Alaimo ne déçoit pas dans le rôle-titre, malgré une voix un peu monolithique et une ligne de chant pas toujours maîtrisée. Sois immobile reste une leçon de chant qui émeut fortement. Les seconds rôles sont bien tenus, avec une mention pour le Jemmy charmant et juvénile d’Amanda Forsythe. Bien chantant, le Gessler de Luca Tittoto est cruel à souhait.

Enfin, à la tête de l’Orchestra e Coro del Teatro Comunale di Bologna Michele Mariotti est superlatif. Sa direction est analytique et dynamique sans être froide ni trop appuyée, avec une battue qui soutient admirablement les chanteurs. À la réalisation, Tiziano Mancini effectue un excellent travail, avec des plans rapprochés et des travellings bien étudiés. Sans les errements de Graham Vick, on tiendrait une version de référence de cette œuvre.

MS