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Chroniques
Giuseppe Verdi
La forza del destino | La force du destin
Comme le rappelle Walter Zidarič dans une contribution saillante au recueil Verdi/Wagner : images croisées, l’aristocratie russe, friande sinon esclave de l’exotisme européen, fait peu de cas d’une école nationale alors en plein essor [lire notre critique de l’ouvrage]. « Toujours Verdi ! Partout Verdi ! Combien d’opéras a écrit cet homme ! », s’emporte publiquement le compositeur et critique Alexandre Sorov. De cette souffrance des partisans locaux témoigne Madame Verdi – première incarnation d’Abigaille (Nabucco, 1842) –, qui écrit avec malice : « je compatis beaucoup à leurs douleurs, mais le public s’obstine à faire le vide dans le théâtre quand on donne leurs opéras, alors qu’il se presse en foule lorsqu’on annonce des horreurs comme Un ballo in maschera et La forza del destino ! » (Jacques Bourgeois, Giuseppe Verdi, Julliard, 1978).
Après Londres (I masnasdieri, 1847) et Paris (Jérusalem, 1847 ; Les vêpres siciliennes, 1855 ; Le trouvère, 1857), une troisième ville accueille hors d’Italie une création du natif de Roncole : Saint-Pétersbourg. La commande émane du Théâtre Impérial Russe pour lequel se produit souvent le ténor Enrico Tamberlick (1820-1889), admiré par Alexandre II. À l’époque, ses ambitions politiques ainsi qu’une certaine aisance matérielle tiennent éloigné de la scène Verdi (1813-1901), lequel imagine alors adapter Ruy Blas (1838). La censure refuse le brûlot hugolien et l’affaire en reste là. En juin 1861, la mort de Cavour, acteur de l’unité italienne, et l’intérêt du musicien pour un drame espagnol d’Ángel de Saavedra y Ramírez de Baquedano (1791-1865), changent la donne. À Francesco Maria Piave, dont il se plaint une fois encore – « Les vers du trio sont absurdes. Croyez-vous vraiment qu’on s’exprime de la sorte ? » –, il confie Don Álvaro o la Fuerza del sino (1835) où la variété même de la vie apparaît, jouet de coïncidences les plus improbables, mêlant la comédie au tragique. Repoussée de quelques mois, pour cause de prima donna capricieuse, la présentation initiale rencontre le succès au Théâtre Mariinski, le 10 novembre 1862.
La version de La forza del destina connue aujourd’hui est celle donnée à la Scala de Milan, le 27 février 1869. Futur librettiste d’Aida (1871), Antonio Ghislanzoni a révisé l’original, sauvant notamment Alvaro du suicide, en accord avec une recommandation négligée par Piave : « il faut absolument éviter, au dénouement, un nombre aussi considérable de cadavres ». David Pountney est en charge de l’ouvrage pour la Wiener Staatsoper, en 2008, mettant l’accent sur la désolation de l’univers familial et religieux, en contraste avec les scènes populeuses d’une auberge et d’un champ de bataille. Comme l’histoire, sa proposition n’échappe pas à quelque ridicule mais non au point de grincer des dents. Richard Hudson en signe décors et costumes, Beate Vollack la chorégraphie.
Avec un soprano puissant autant que nuancé, d’une onctuosité extrême, Nina Stemme (Leonora) domine une distribution assez luxueuse. Alastair Miles (Calatrava, Guardiano) séduit par une sonorité très impacté, à l’instar de Carlos Álvarez (Carlo), charismatique. Seul Salvatore Licitra (Alvaro) déçoit dans le quatuor principal, doté d’une voix facile qui affectionne le portamento et le dérapage. Nadia Krasteva (Preziosilla) offre un organe ample aux graves mémorables, tandis que celui de Tiziano Bracci (Melitone) s’affirme solide et sain – cette dernière remarque vaut aussi pour le chœur maison, préparé par Thomas Lang. En fosse avec l’orchestre livrant quelques soli glorieux (violon, harpe, etc.), Zubin Mehta propose une lecture moelleuse autant qu’articulé de cet opus tardif nourri de réminiscence belcantiste.
LB