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Chroniques
Giuseppe Verdi
Un ballo in maschera | Un bal masqué
Le 30 janvier 1975, la Royal Opera House proposait au public londonien la première d’une série de représentations historiques d’Un ballo in maschera de Verdi dans une distribution d’anthologie. La fine fleur du chant verdien de l’époque était réunie pour l’occasion. Jugez plutôt : Plácido Domingo dans le rôle de Gustavo, Katia Ricciarelli en Amelia, Piero Cappuccilli en Renato, Reri Grist en Oscar et les forces de Covent Garden somptueusement dirigées par Claudio Abbado, alors directeur musical de la Scala de Milan depuis 1971.
En 1975, la voix de Domingo était à son apogée, avec une vraie vocation d’acteur alliée à un abattage époustouflant qui se riait de toutes les difficultés vocales. Les plus grands théâtres du monde se disputaient ses apparitions, à l’instar des deux autres monstres sacrés du monde lyrique, Luciano Pavarotti et José Carreras, qui excellaient aussi dans le rôle du monarque assassiné.
Ici, la mise en scène ultra-convenue d’Otto Schenk, dont les décors sombres et les costumes sans inventivité de Jürgen Rose ont mal vieilli, gâchent le plaisir de retrouver ce moment d’exception. Plácido Domingo campe un monarque assez plébéien, manquant d’allure, surtout pour la première scène de l’Acte I où il est engoncé dans un costume trop étroit et peu flatteur. On ne reconnaît pas l’élégance naturelle qui caractérise le baryton qu’il est devenu aujourd’hui. La seconde scène, dans l’antre de la sorcière, le trouve plus à son aise, déguisé en simple marin. Sa verve et son aisance vocale font merveille. On n’est pas près d’oublier sa performance pour la cantilène Di’ tu se fedele aux graves faciles et naturels, là où de nombreux ténors détonnent. Avec le drame qui se noue au deuxième acte, il retrouve un peu d’autorité physique dans le duo Teco io sto avec Katia Ricciarelli, en état de grâce. Mais, c’est au tableau central de l’Acte III qu’il émeut un auditoire captivé aux larmes, avec son aria Ma se m’è forza perderti et son jeu incroyable pour l’agonie finale.
On retrouve avec un immense bonheur la grande Katia Ricciarelli, elle aussi à son zénith, cette année-là. Dans le sillage de Renata Tebaldi et Montserrat Caballé, son chant céleste et melliflu illumina l’art lyrique entre 1970 et 1990, enchantant le monde entier par une beauté et un charisme exceptionnels. Hélas, le papillon belcantiste s’est brulé trop rapidement les ailes en affrontant des rôles trop lourds qu’il ne sut pas refuser à des chefs comme Karajan ou Abbado. Déjà, assumer Amelia était très ambitieux pour une cantatrice de vingt-huit ans, mais s’attaquer dans les années quatre-vingt à l’Élisabeth de Don Carlos et à Aida (Verdi), puis tenter Tosca ou Turandot (Puccini) tenait du suicide vocal pour elle ! En attendant, la jeune Ricciarelli au sommet livre ici une Amelia de rêve.
À ses côtés, l’époux jaloux, Renato, est incarné par l’un des plus grands barytons verdiens de sa génération, Piero Cappuccilli, inoubliable Boccanegra et Macbeth, qui collaborait régulièrement avec Abbado. Il est lui aussi admirable de bout en bout dans un rôle dont il a la noblesse et la souffrance, avec cette voix ample et corsée, à la ligne de chant impeccable. Reri Grist a beaucoup fréquenté la partie du page Oscar, grâce à une colorature légère et virtuose et une juvénilité innée. Elle démarra sa carrière à Broadway dans le musical Carmen Jones d’Hammerstein II et immortalisa la chanson Somewhere dans le premier West Side Story de Bernstein. Elle avait à son répertoire tous les rôles de colorature de Mozart à Verdi. Pour ce Ballo, sa prestation est irréprochable et rend crédible l’incarnation travestie. Elizabeth Bainbridge est une Ulrica de bonne tenue, d’autant plus méritante que la mise en scène de Schenk ne l’aide en rien. Elle avait rejoint la Royal Opera House en 1965 et, pilier de l’institution, y a chanté plus de mille fois.
Habitué à son Orchestra del Teatro alla Scala, Claudio Abbado peine à canaliser la phalange britannique qui n’a jamais sonné aussi peu italien. De fait, sa battue manque de tendresse, paraît martiale et rapide, à la différence de son enregistrement paru chez DGG, avec quasiment la même distribution (Renato y est interprété par Renato Bruson). Sa vision n’en demeure pas moins inspirée et géniale. Il sait structurer le déroulement de l’action dramatique de l’opéra en unifiant les talents et les égos…
La prise de son précaire de la bande d’origine n’arrange rien. Elle privilégie les voix solistes au détriment de l’orchestre et du chœur, écrasés et sans relief. La piste audio médiocre présente, de plus, un souffle important. Les sous-titres, aléatoires, ne sont disponibles qu’en anglais. La vidéo, quant à elle, n’a pas été restaurée et déçoit par le côté flou et les couleurs délavées. Ce n’est qu’au prix de réglages savants du lecteur DVD que l’image finit par devenir acceptable, essentiellement dans la seconde partie, mieux éclairée. Il n’y eut donc pas de plus-value technique depuis la première parution de cette captation, sous label Pioneer. Ce document d’archive, qui témoigne de l’art du chant des années soixante-dix, reste toutefois indispensable aux amateurs de l’œuvre de Verdi.
MS