Chroniques

par laurent bergnach

Gottfried von Einem
Der Prozess | Le procès

2 CD Capriccio (2019)
C 5358
HK Gruber joue Der Prozess (1953), un opéra de Gottfried von Einem

Natif de Berne (Suisse) – son père est attaché militaire à l'ambassade d'Autriche –, Gottfried von Einem (1918-1996) grandit en Allemagne, pays où il travaille bientôt comme répétiteur d’opéra (Berlin) et assistant (Bayreuth). Il étudie avec Paul Hindemith et Boris Blacher, avant de se faire connaître par des opéras adaptés d’œuvres littéraires : Dantons Tod (La mort de Danton, 1947) [lire nos chroniques du 27 mars et du 15 octobre 2018], Der Prozess (Le procès, 1953), Der Besuch der alten Dame (La visite de la vieille dame, 1971) [lire notre chronique du 28 mars 2018], etc. Quelques éléments biographiques pourraient expliquer l’intérêt pour le roman inachevé de Kafka, paru à titre posthume en 1925 : une mère soupçonnée d’espionnage par la France, ses propres démêlés avec la Gestapo, etc. Einem compose Der Prozess entre septembre 1950 et l’été 1952, à partir du livret rédigé par Blacher, resté proche de son ancien élève, et Heinz von Cramer, futur collaborateur d’Heinz Werner Henze pour König Hirsch (1959). Créé à Salzbourg le 17 août 1953, riche d’une vingtaine de personnages source d’anxiété ou d’érotisme pour Josef K., l’ouvrage en deux parties comporte neuf tableaux : L'arrestation, Mademoiselle Bürstner, La convocation, La première enquête, Le bastonneur, L’avocat, Le fabricant, Le peintre et Dans la cathédrale.

Dans cette version de concert enregistrée au Felsenreitschule (Salzbourg), les 13 et 14 août 2018 [lire notre chronique], douze chanteurs défendent ce conte noir avec un mordant théâtral. Certains incarnent un seul personnage, tels Michael Laurenz (Josef K), ténor vaillant et incisif [lire nos chroniques de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Die Entführung aus dem Serail, Beatrice Cenci et Orest],Jörg Schneider (Titorelli), expressif et persifleur à souhait [lire nos chroniques de Fidelio à Baden Baden et à Vienne, ainsi que d’Il ritorno d'Ulisse in patria], ou encore Anke Vondung, éphémère Frau Grubach. Les autres endossent plusieurs rôles, ce qui renforce le côté pantomime de l’ouvrage. On aime beaucoup le baryton rond et sûr de Johannes Kammler (Willem, Avocat, etc.) [lire nos chroniques d’Oberon et des Vêpres siciliennes], la basse puissante de Lars Woldt (Juge d’instruction, Bastonneur) [lire nos chroniques de Rheingold, Der Rosenkavalier et Wozzeck], le ténor tonique et clair de Matthäus Schmidlechner (Étudiant, Directeur-adjoint), ainsi que l’ampleur de Jochen Schmeckenbecher (Inspecteur, Fabricant, Ecclésiastique, etc.). Avec un timbre joliment désuet, à la fraîcheur tremblée, Ilse Eerens fait exister un bouquet chamarré qui énivre notre héros malheureux (Fräulein Bürstner, Leni, etc.) [lire nos chroniques de Lady Sarashina, Moses und Aron, Œdipe, Lucio Silla, Der Kreidekreis, Béatrice et Bénédict]. Enfin, Tilmann Rönnebeck (Directeur de bureau, Oncle Albert) complète la distribution [lire nos chroniques de Pelléas et Mélisande, Lear et Die Soldaten] avec Alexander Hüttner, Martin Kiener et Daniel Gutmann.

Connu comme accompagnateur, le pianiste Erik Werba (1918-1992) fut aussi un critique musical qui n’eut pas tort de nommer « opéra de la peur » Der Prozess, en référence aux rythmes irréguliers qu’il renferme. Si la première partie regorge de clins d’œil parodiques, héritière de Strauss, Stravinsky et Weill – inspecteur qui se divertit dans un climat de music-hall, ambiance de valse pour un flirt entre chambres voisines, sonnerie néo-baroque qui annonce une cour de pacotille, etc. –, la seconde, introduite par les cris de la bastonnade, ne laisse plus aucune place à l’humour. Comme on est loin des moires post-romantiques qui avaient enchanté le XXe siècle naissant ! Comme ils claquent ces coups de hache (hachoir ?) qui enserrent une des dernières suppliques de K. ! De quoi donner envie de comparer avec ce que firent Manoury (Paris, 2001) et Glass (Londres, 2014), partant de la même source littéraire.

Que Capriccio enregistre un ouvrage rare qui nous paraît majeur, avec une distribution vocale solide, n’aurait pas suffi à l’attribution d’une Anaclase!. Pour cela, il fallait encore la présence d’un chef d’exception à la tête de l’Orchestre symphonique de la radio de Vienne (ÖRF Radio-Sinfonieorchester Wien), pour doser l’équilibre entre bouffonnerie et tragique, dans un suspense de film d’espionnage – la brièveté de certaines séquences invite à cette comparaison avec le cinéma. Il s’agit d’Heinz Karl (HK) Gruber – lui-même compositeur qui, pour certains, dessine une Troisième école de Vienne (avec Furrer, Lang, etc.). Gruber connaît la musique de Gottfried von Einem depuis l’adolescence, et plus précisément depuis 1959, lorsqu’il entendit à la radio Karl Böhm, créateur du Procès, jouer Scènes symphoniques Op.22 – « j’avais l'impression que quelqu'un développait son propre langage et son écriture sans équivoque, en toute liberté, et sans être affecté par certaines doctrines ou tendances ». C’est donc vers ce maître qu’il se tourne pour des cours privés, au terme d’un cursus institutionnel (1963). Ensemble, ils abordent des sujets musicaux, mais aussi d’autres (histoire, politique, littérature, etc.), d’où l’omniprésence de Brecht dans leurs discussions. De cette complicité la présente gravure profite sans aucun doute.

LB