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Graziella Contratto
L’été dernier, nous avions le plaisir d'entendre Graziella Contratto à la tête de l'Orchestre des Pays de Savoie, lors des concerts de l'Académie-Festival des Arcs [lire notre chronique du 20 juillet 2004]. Parce que son interprétation de la musique de Beethoven nous plut, nous avons cherché à la mieux connaître, ce qui nous menait à Annecy à l'automne, où l'artiste donnait les Knaben Wunderhorn Lieder de Gustav Mahler [lire notre chronique du 20 novembre 2004]. L'idée d'un portrait naquit alors, celle de vous faire découvrir un chef passionnant.
Comment l'aventure musicale a-t-elle commencée ?
En cadeau de noces, mon père offrit un piano à ma mère. Lorsque j'étais petite fille, il y avait donc un piano à la maison – à Schwyz, un village en plein centre de la Suisse. Ma mère prenait des leçons et, comme j'étais l'aînée, elle m'emmenait. En Suisse, on entre à l'école un peu plus tard que les enfants français : à cinq ans, donc au tout début de ma scolarisation, on me fit travailler la flûte à bec. Cet instrument ne m'intéressait pas du tout, mais je l'ai utilisé pour apprendre à lire la musique, comprendre quel son était lié à telle note, faire le lien avec le solfège. Un an plus tard, j'ai commencé le piano avec le même professeur. Savoir lire une partition avant même de connaître l'alphabet fut déterminant. La relation entre l'aspect visuel de la partition et le son que cela engendre fut parfaitement intégrée dès la petite enfance. À onze ans, je pris des leçons de violon avec un professeur hongrois réfugié en Suisse à qui je dois énormément, puisqu'il m'a transmis la joie de la musique – une expérience inouïe et fondamentalement importante pour quelqu'un comme moi qui avais tendance à une approche intellectuelle dans presque tout les domaines…. et voilà que la musique impliquait soudain une vraie participation physique ! Le violon m'apportait une ouverture sur la sensualité du son et le fait de partager la musique avec d'autres. J'ai commencé assez tôt à accompagner au piano la classe de violon de mon professeur ; et j'adorais ça ! Bien que la région soit modeste, elle offre une foule de possibilité de faire de la musique. J'ai pu rapidement jouer du violon dans un orchestre amateur de bon niveau, ce qui permit d'explorer un univers musical assez vaste, de tomber amoureuse en cachette (rires)… et de continuer simultanément à satisfaire les ambitions de ma mère concernant mes devoirs scolaires. J'ai vite découvert mon amour pour les livres, mais c'est la pratique de la musique qui m'a aidé à me développer – à me « sociabiliser », dirait-on aujourd'hui (rires) !
Quand l'idée de la direction d'orchestre est-elle arrivée ?
Vers douze ans, j'ai commencé à écrire un journal intime… comme toutes les adolescentes ! Sur la première page, j'avais écrit « je deviendrai chef d'orchestre ». C'est une chose que j'ai complètement oubliée par la suite. Vers vingt-quatre ans, je crois, après beaucoup d'études au piano, de la théorie, et alors que j'enseignais déjà l'analyse au Conservatoire de Lucerne, et après avoir accompagné de nombreux chanteurs ou m'être régulièrement produite dans le cadre de concerts de chambre, il s'est trouvé que j'ai fait du rangement chez moi. Ce journal intime est tombé sous mes doigts ; j'ai lu cette phrase. C'était surprenant de constater cette aspiration, oubliée ensuite. Plusieurs raisons m'ont invitée à me lancer dans la direction, je crois. Je voulais utiliser toutes les études que j'avais faites auparavant tout en continuant à satisfaire ma soif et ma curiosité d’apprendre toujours plus loin. Au piano, j'avais une certaine facilité, mais sans jamais connaître cette sensation que le piano puisse être une partie de moi-même ; il n'était qu'un moyen, sans plus. Musicalement comme humainement, j'avais tendance à réduire au plus concentré, comme dans le développement d'une sonate de Beethoven, par exemple, où le compositeur réduit peu à peu tout le matériau à une petite cellule qui est l'essence absolue de son œuvre.
Après mon parcours instrumental et théorique, je voulais revenir sur autre chose qui intellectuellement soit extrêmement focalisé, mais où puisse exister mon corps. La direction offrait ce mélange. Je savais que ce serait un travail dur et intense. J'ai donc commencé à prendre des cours de direction d'orchestre à la Musikakademie de Bâle. J’avais vingt-cinq ans. C'était très intéressant en soi, bien sûr, mais aussi parce que ces études étaient internationales : il y avait beaucoup d’étrangers dans cette académie, des Hollandais, Espagnols, Anglais, Allemands, Suisses, tant parmi les élèves que les professeurs. Parallèlement à des études que j'ai trouvées équilibrées, je dirigeais un tout petit ensemble instrumental, près de Zurich, ce qui me permit d'apprendre dans des conditions quasiment amicales le répertoire d'orchestre de chambre. En 1995, j'ai eu la chance de pouvoir faire des auditions avec l'Orchestre Universitaire de l'Académie de Freiburg im Breisgau ; c'est un orchestre symphonique de haut niveau avec lequel j'ai joué plein de symphonies – Brahms, Bruckner, Mahler, etc. La troisième piste n'est pas négligeable : je n'ai jamais composé, mais j'ai beaucoup d'amis compositeurs dont j'ai créé plusieurs pièces, dans le cadre de la Société Internationale de Musique Contemporaine dont j'étais vice-présidente de la section de Lucerne. J'ai toujours aimé mêler les différents arts, dans une conception qu'on pourrait dire« transfrontalière » ; littérature, musique, danse et architecture peuvent faire bon ménage.
Avec qui avez-vous travaillé la direction ?
D'abord Manfred Honeck, un chef autrichien qui œuvre de plus en plus en France, actuellement, et en Norvège, en Suède, etc. Ayant été lui-même longtemps altiste parmi les Wiener Philharmoniker, il possède un grand sens du travail des cordes. À l'époque, son style était assez évidemment sous l'influence de Carlos Kleiber. C'était pour moi une révélation, bien que j'y fus réticente ; j'ai un caractère qui aime à respecter énormément mais qui n'imite pas volontiers les idoles. Honeck nous donnait quelques astuces pour imiter Kleiber… ce qui ne pouvait me convenir (rires) ! Sans doute étions-nous tous trop jeunes pour mesurer qu'il nous libérait de la sempiternelle technique du Kapellmeister à laquelle tout le monde se réfère. Elle est efficace, mais il faut développer sa propre expression en tant que chef. Honeck nous a encouragés à nous affranchir des modèles« traditionnels ». Et c'était bien de pouvoir suivre les conseils d'un autre chef, l'élégant Ralf Weikert, pour le répertoire lyrique. À une technique de Kapellmeister il intégrait une immense souplesse, de sorte qu’avec cette base il aida chacun de ses élèves à développer sa propre musicalité. Il y eut aussi Horst Stein et des stages d'été à Zlín, près de Prague, avec le chef chinois Tsung Yeh qui m'a aidé à ne plus me poser de mauvaises questions par rapport à un physique inhabituel – j'ai des bras trop longs, je suis plutôt grande, alors j'ai souvent eu l'impression que le son que je voulais créer était en contradiction avec mon apparence. Il m'a invité à utiliser toute ma personne, et même à en tirer avantage. Entre 1998 et 2000, je fus l’assistante de Claudio Abbado à Berlin. C'était fascinant ! J'ai pu participer à des séances d'enregistrement pour Deutsche Grammophon, avec l'impression que les commentaires que je pouvais faire au maestro étaient appréciés, encouragés. Les opéras à l’Osterfestspiele de Salzbourg furent importants. J'ai eu la chance de rencontrer Klaus Michael Grüber, sur la production de Tristan und Isolde. J'appris de lui des choses fondamentales sur la relation entre le temps et le sens dans la musique de Wagner. Il m'a un jour demandé de trouver tous les points d'orgue de Tristan ; il m'a dit « c'est comme si le souffle cosmique entrait dans la musique dans ses rares moments d'arrêt », ce qui m'a donné des idées pour tout ce que je fis ensuite. En même temps, Abbado imprimait un son inoubliable dans ma mémoire ; notamment avec Simon Boccanegra, les symphonies de Mahler et le répertoire français impressionniste.
Ces deux années ont été très importantes… même si l'on ne dirige pas beaucoup lorsqu'on est assistant à Berlin, comme vous pouvez l'imaginer. J'ai beaucoup travaillé aux archives, j'étais presque bibliothécaire, parfois, et aussi intermédiaire entre intendant, chef et orchestre ; j'ai pratiquement réorganisé toutes les archives de la Philharmonie, établi un contact constant entre les musiciens, le chef et tout le personnel. Il fallait profiter à la fois du travail musical et extramusical. J'ai connu là-bas des personnes qui devinrent mes grands amis, comme le metteur en scène et chorégraphe Mirella Weingarten avec laquelle j'eus la chance de collaborer et d'apprendre sa vision dramaturgique extrêmement sensible et pleine de fantaisie. En 2000, me voilà élue à l'unanimité comme chef résident à l'Orchestre national de Lyon . Ce poste fut créé par David Robertson sur le modèle américain : en Europe, on doit assister la fosse à l'opéra en tant que co-répétiteur et tenter de monter peu à peu les échelons, ou alors devenir assistant d'un grand orchestre, ce qui veut dire faire tout ce que je viens de vous raconter à propos de Berlin, sans vraiment être directement lié à la direction d'orchestre. À Lyon, je pus diriger plus, tout en assumant une grande part pédagogique avec les orchestres de jeunes de la région Rhône-Alpes et de l'Arc Alpin, un projet pionnier de Robertson.
Et l'opéra ?
J'ai dirigé la création d'un opéra pour marionnettes d’Hans Werner Henze à l'Opéra de Bâle, en 1996, Knastgesänge, une œuvre complétée par Jörg Widmann qui devint un ami. En tant qu'assistante, j'étais chef de chant à Ferrare lorsqu’Abbado y a joué Così fan tutte avec le Gustav Mahler Chamber Orchestra. À Berlin, je fis un collage d'opéra avec Mirella Weingarten, sur des thèmes mythologiques, depuis Monteverdi jusqu'à Pierre Henry ; on l’a joué sur l'impressionnant parvis du Pergamonmuseum. Toutes les époques étaient en présence, mais aussi la danse, le chant, avec les musiciens tous en toges sur les marches ; bref, c'était un bel événement multi-culti, comme on dit Suisse. J'ai été co-répétiteur au Théâtre de Bienne, puis j'ai produit María de Buenos Aires de Piazzolla dans mon village, une collaboration entre Allemagne, Argentine, France et Italie (un gros projet). Enfin, cette saison-ci je vais diriger Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann. J'ai toujours adoré accompagner les chanteurs dans le Lied. Vous trouverez d’ailleurs souvent des œuvres avec voix dans les programmes que je dirige. Si un projet d'opéra rencontre une collaboration bienveillante entre metteur en scène, scénographe et chef, dans une vraie connivence artistique, c'est magnifique ! Mon rêve le plus fou, c'est d'inventer un opéra flottant sur les lacs des Quatre Cantons. Richard Wagner a vécu en exil à Tribschen où Louis II de Bavière est venu incognito plusieurs fois, mais aussi Nietzsche et Liszt. Avant de construire Bayreuth, il avait eu l'idée de faire un opéra dans ce paysage, puisque Schiller a placé son Guillaume Tell sur le Rütli, juste de l'autre côté du lac. Imaginez-vous qu'on installe dans un bateau énorme une scène, une fosse, une salle pour le public et que tout ce monde parte ensemble vers le sud du lac, à Flüelen ; on fait un premier entracte à Treib – on peut même aller vite voir le Rütli où la Suisse a été fondée. On reprend le voyage pour le deuxième acte de Tristan, durant lequel on va à Vitznau se reposer au deuxième entracte. Pour finir, arrivée devant la maison de Wagner, à Lucerne. N’est-ce pas une façon de vivre idéalement l'opéra sur les vagues schopenhaueriennes du lac ?... Bon, c'est tout facile dans ma tête, mais sans doute est-ce impossible dans la réalité (rires) !
En tant que femme, vous parut-il parfois difficile d'être cheffe, de s'imposer comme telle à des musiciens ?
La première rencontre avec un orchestre se passe toujours bien, en ce qui me concerne. Je crois qu'en général, on apprécie que je demande un grand engagement à chacun tout en donnant beaucoup de liberté. J'encourage chaque musicien à s'investir en tant qu'artiste, quelle que soit la place de son pupitre dans l'ensemble. Certains aiment cette façon de faire. Mais lorsqu'on devient chef permanent, la perspective change. Il y a différentes attentes (de la part des instrumentistes comme du chef) qu'il est nécessaire de savoir gérer plus profondément pour favoriser une rencontre à long terme. Peut-être les hommes savent-ils mieux s'adapter à une certaine ambiance de travail, parfois uniquement fonctionnelle, s'il le faut, tandis que les femmes, de l'aveu de collègues cheffes, se posent des questions humaines qui cohabitent plus ou moins bien avec l'exigence artistique. Nous avons une sensibilité qui d’emblée nous montre si quelqu'un ne va pas bien, par exemple. Les hommes ont une facilité de s'abstraire de l'humain qui est bienvenue si l'on est demandeur d'une efficacité directe. Mais au concert, je ne suis pas toujours convaincue du résultat de cette manière de voir les choses. Ce n'est certainement pas facile pour une femme de trouver le dosage idéal entre sympathie, intuition et autorité. La chaîne Mezzo va diffuser un portrait de moi que la réalisatrice Perrine Robert appelle Entre grâce et maîtrise, justement ! J'aime à croire que la musique est une chose suffisamment forte pour que s'envolent les obstacles humains croisés en la travaillant ; la naïveté n'est cependant guère compatible avec le métier de chef…
Quel est votre répertoire de prédilection ? Et quelle place souhaitez-vous accorder à la création contemporaine ?
Ma génération connaît la chance de n'avoir pas à s'adapter à une esthétique dictée par quoi que ce soit, mais encore la nécessité de faire un choix pour assumer raisonnablement la liberté d'expression mise à portée de sa main. J'ai analysé énormément de partitions contemporaines durant mes études théoriques. Cela m’a convaincue qu'on peut connaître un vrai plaisir intellectuel en disséquant la construction d'une œuvre. En même temps, la communication me semble essentielle, ce qui veut dire que je crois que le public doit avoir lui aussi du plaisir lorsqu'on lui joue une composition d'aujourd'hui. Or, il n'a pratiquement jamais l'opportunité d'analyser profondément une œuvre. Il faut donc trouver d'autres biais pour la lui amener. C'est pourquoi je donne volontiers des ateliers ou des conférences, qu'on appelle Propos d'avant-concert, avant de jouer avec l'Orchestre des Pays de Savoie, afin d'éclaircir la perception des auditeurs de connaissances qu'ils n'avaient peut-être pas. C'est une démarche qui est vivement appréciée. Je crois important de choisir des pièces capables de solliciter des oreilles non spécialisées. La gestion de l'énergie peut aider à définir une émotion plus clairement, sans qu'elle soit mise en doute immédiatement par une autre, par un jeu de cellules mélodiques surchargées d'affect, comme ce put être souvent le cas dans les années soixante-dix, par exemple. La clarté émotive, la solidité et la logique de la structure – mélodique, rythmique, acoustique – permettent de se frayer un chemin, ce que n'offre pas une conception radicalement fragmentée (qu'on rencontre dans certaines expériences). Il me semble important de ne pas éloigner la création du public, de ne pas penser uniquement au musicien, au théoricien, au spécialiste qui se fait plaisir dans son coin en observant tel phénomène musical. À ce titre, la réconciliation des styles dans l'écriture de Berg me paraît idéale. Wolfgang Rihm a contribué à la démystification des différentes traditions de la musique du XXe siècle. Aujourd'hui, le travail de Jean-Louis Agobet (dont nous donnerons un échantillon dans notre saison 2006/07) est très sensible et ouvre les portes à une écoute accompagnée. J'ai toujours eu une vénération pour les compositeurs indépendants comme Gérard Grisey, Henri Dutilleux, Fabio Vacchi, etc. Finalement, j'observe avec un certain plaisir qu'une nouvelle génération de musiciens se permet la réjouissance d'une fusion de différents styles, sans remords vis-à-vis des éminences grises et des commendatori de la musique contemporaine.