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Chroniques
Guillaume Kosmicki
Musiques savantes – De Debussy au mur de Berlin (1882-1962)
En ce début de XXIe siècle, nombre de musicographes souhaitent rendre compte de ce qu’était la musique durant les dix décennies précédentes. Il y a cinq ans, par exemple, Jean-Yves Bras proposait sa vision des différents courants musicaux de l’époque [lire notre critique de l’ouvrage], tandis que, déjà auteur d’un livre essentiel sur les musiques électroniques [lire notre critique de l’ouvrage], Guillaume Kosmicki fait aujourd’hui l’inventaire des musiques savantes apparues entre 1882 et 1962. Le pluriel se justifie car, libéré d’une transmission orale qui nécessitait une certaine stabilité – « trop changer, c’est oublier » – et désormais lié au développement de l’écriture, l’art musical ne peut qu’évoluer et se diversifier, de surcroît lors d’une période riche en développements technologiques (radio, disque, électroacoustique, etc.).
Kosmicki a séparé la tranche temporelle abordée en plusieurs autres, introduites par quelques pages d’histoire politico-artistique. « Point de couture entre les siècles », 1880-1905 voit la bourgeoisie cultiver la liberté individuelle propice aux entreprises de spectacle, mais aussi au romantisme, à l’impressionnisme, au vérisme, à l’expressionnisme, etc. En 1905-1918, tandis que les États-Unis connaissent leurs premiers compositeurs d’envergure (Ives, Cowell), la modernité souffle sur une Europe bientôt traumatisée (atonalité, Ballets russes, etc.), tentée par un néo-classicisme rassurant. L’entre deux-guerres, 1818-1939, ouvre la voie à des innovations dadaïstes, dodécaphoniques ou prolétariennes (Neue Sachlichkeit, Gebrauchsmusik, etc.) – mais aussi au terme d’entarte Musik (musique dégénérée) dont beaucoup de représentants involontaires perdent la vie entre 1939 et 1945, quand d’autres créateurs résistent ou se compromettent – comme l’évoquait encore récemment Michael Hans Kater [lire notre critique de l’ouvrage]. « Reconstruire un monde » après d’innombrables génocides (Japon, Pologne, Allemagne, etc.), c’est ce qui va occuper la génération de 1925 en 1945-1962 – ou, si l’on préfère, « reconquérir […] les différents stades de l’écriture », comme l’écrit Boulez (1952). Paradoxalement, c’est une période de rupture avec le grand public, séduit par d’autres musiques moins cérébrales – tel le jazz, au carrefour des expressions traditionnelles, populaires et savantes, auquel Kosmicki accorde sa place –, voire seulement dansantes. À l’Est, les compositeurs évoluent en vase clos tandis que l’avant-garde de l’Ouest cultive son identité nationale loin de Darmstadt.
L’originalité de ce calendrier musical est de présenter une œuvre par an – grosso modo, bien sûr, puisque les années 1883 à 1889 ne sont pas illustrées, tandis que Mathis der Maler, Porgy and Bess et le Concerto à la mémoire d’un ange sont créés tout trois en 1935, de même que Metastaseis, Le marteau sans maître et Déserts en 1954. Le choix est inévitablement subjectif, quoique emblématique des bouleversements en cours. On ne s’étonnera pas de voir au moins deux fois le nom de certains qui ont conçu des chefs-d’œuvre dans la même poignée d’années (Cage, Debussy, Messiaen, Prokofiev, Schaeffer) ou sur le long terme (Bartók, Berg, Britten, Hindemith, Ravel, Schönberg, Stravinsky, Varèse, Webern). Sachant qu’un second volume se prépare (1962-2012), il est probable de voir réapparaître les noms de Berio, Boulez et Ligeti…
En deux ou trois pages, l’œuvre est inscrite dans son temps, ainsi que les recherches de son créateur à la vie rapidement brossée : Liszt émancipe la dissonance, Franck profite des qualités du grand orgue romantique, Fauré développe la mélodie de salon, Puccini renonce aux standards italiens, Janáček soigne la psychologie de drames intérieurs, Bartók collecte les chants paysans, Cowell invente le cluster, Strauss explore l’expressivité en amont de Schönberg, Mahler incarne le dernier romantique et Ravel un apôtre du piano moderne, Ives s’intéresse à la spatialisation et Satie à la « musique d’ameublement », Hindemith et Falla lorgnent les modèles passés tandis qu’Honegger et Antheil exploitent la richesse du quotidien, ou Milhaud les accents venus d’ailleurs – on pourrait encore citer Křenek, Barraqué ou Partch [lire notre dossier], moins attendus, que nous sommes heureux de ne pas voir oubliés.
« Porte d’entrée solide » à tous les curieux (avec glossaire et conseils d’écoute) ou, pour le spécialiste, alternative à une approche souvent thématique du XXe siècle, le fabuleux travail de Guillaume Kosmicki enrichit la culture de chacun et nourrit ses envies de (re)découvertes.
LB