Chroniques

par bertrand bolognesi

Gustav Mahler
Lieder

1 CD Marsyas (2013)
MAR-1809 2
Gustav Mahler | Lieder

Enregistré en septembre dernier à Raiding, le village natal de Ferenc Liszt (proche de l’actuelle frontière hongroise), ce programme Gustav Mahler regroupe cinq mélodies extraites du Cor merveilleux de l’enfant – fameux réservoir de pages de jeunesse dans lequel le symphoniste puiserait volontiers – et deux cycles au complet : Rückert Lieder de 1902 et Lieder eines fahrenden Gesellen de 1884. Ouvert par Urlicht et conclu dans Ich bin der Welt abhanden gekommen, ce récital conduit de l’extatique au spirituel en traversant l’adversité humaine, de plus en plus ancrée dans l’ici-bas, au fil d’une arche assez évidemment romantique.

Dès l’abord, Markus Hadulla impose un piano à la fois clair et profond dont la nuance est, tout au long du disque, très précisément conduite – l’indicible creux de la sonorité, la noble aura du grave, nous firent d’abord croire à un Bösendorfer ou un Grotrian ; mais non, après vérification, il s’agit bien d’un Steinway duquel miracle fut fait par un soin jaloux du réglage préalable conjugué à l’idoine prise de son. Sobre, l’expressivité du pianiste interrompt la résonnance d’Urlicht dont l’évidence du chant touche le sens.

On retrouve avec bonheur le timbre de Janina Baechle dont le moelleux fait merveille (élévation somptueuse de « im Himmel sein », par exemple) comme la franche longueur de la voix (« in das ewig selig’ Leben », pour finir). Das himmlische Leben est sereinement mené par un legato généreux, dans une tranquillité du tempo qui fait goûter chaque intention du texte grâce à la richesse de la voix, mais encore un je-ne-sais-quoi d’orchestral au clavier. Céleste pour « Sankt Peter im Himmel sieht zu », modeste pour « Die Englein, die backen das Brot », enfin consolateur dans « Kein' Musik ist ja nicht auf Erden », un chant ténu caresse l’écoute, sans emphase excessive. L’interprétation de Das irdische Leben paraît timide, la plongée comme différée. L’énigmatique introduction de Wo die schönen Tompeten blasen joue subtilement avec la respiration du silence à laquelle répond une voix secrète qui bientôt libère un lyrisme plus enveloppant, quoique jamais débridé. Avec son rubato pesant, Revelge convainc moins.

Les Chants d'un compagnon errant commencent avec un Wenn mein Schatz Hochzeit macht tendre à pleurer, servi par des sotto voce irrésistibles, avec ses figuralismes pastoraux à l’exquise fraîcheur. Le retour à la gravité est d’autant plus prégnant. La voix de Janina Baechle peut assurément se permettre le choix d’un tempo lent pour la mélodie suivante (Ging heut morgen übers Feld), formidablement étiré dans sa troisième strophe, mais l’option laisse tout de même perplexe. Le surgissement du terrible Ich hab’ ein glühend Messer hérisse comme il faut ; sur un piano d’apocalypse fait frémir la fulgurance des « Nimmer hält… ». L’intime désolation qui s’ensuit pourra vous dérober à votre fauteuil ! Rien de plus naturel qu’après cette émotion la voix débute directement Die zwei blauen Augen von meinem Schatz. La douceur de ce qu’on pourrait dénommer « la fatigue de l’émerveillement » gouverne une dynamique infinie jusqu’à une deuxième strophe en apesanteur (« Ich bin ausgegangen in stiller Nacht... »), puis un adieu porté très loin – « Lieb und Leid und Welt und Traum ».

La grâce du piano et la délicieuse suavité de la voix infléchissent Ich atmet’ einen linden Duft (Rückert Lieder) dans une onctueuse suavité. Ici, le calme du tactus est bienvenu. L’élan inspiré de Liebst du um Schönheit tisse une nuance précieuse ; les quatre derniers vers du Lied – dont l’ultime « Dich lieb' ich immerdar » déroule un fil inépuisable – se révèlent les joyaux de l’enregistrement. Moins probant, le troisième cède la place à l’expressivité progressivement développée d’Um Mitternacht, conclu dans une plénitude lyrique grand-format. Avouons-le : de tous les Lieder mahlériens c’est à Ich bin der Welt abhanden gekommen que toujours est allée notre préférence ; le velours de l’instrument de Janina Baechle lui offre une moire méditative d’une sensibilité raffinée. Un grand disque, assurément !

BB