Chroniques

par bertrand bolognesi

Gustav Mahler – Viktor Ullmann
Fünf Lieder nach Rückert – Liederbuch des Hafis – Lieder nach Hölderlin

1 CD Berlin Classics (2004)
0017472BC
Mahler – Ullmann | Lieder

Voici un disque qui rencontre on ne peut mieux l'actualité des concerts parisiens, puisqu'il est en partie consacré au compositeur tchèque Viktor Ullmann dont la Cité de la musique a présenté, il y a un peu plus d'un mois, quelques Lieder et le Quatuor à cordes n°3, dans le cycle Le IIIe Reich et la musique, tandis que l'Opéra de Nancy donnait son Kaiser von Atlantis au printemps dernier, l'opéra qu'il composa pendant sa détention au camp de Terezín en 1943, quelques semaines avant de s'éteindre à Auschwitz.

Le baryton allemand Roman Trekel aborde avec beaucoup d'engagement et de conviction le cycle Liederbuch des Hafis, écrit par Ullmann en 1940 et qui constitue son Opus 30. Vorausbestimmung permet de goûter la belle souplesse vocale de l'interprète, toujours discrètement expressif, qui sait développer des qualités de coloriste pour mieux servir les évocations poétiques d'une musique héritière de Zemlinsky, parfois sœur de Eisler, souvent cousine de Weill. Le texte prononcé est soudain comme rendu très proche, ce qui n'est pas négligeable. Betrunken accuse plus encore, dans une théâtralité très brève, les parentés précédemment constatées. Même si c'est là une chanson relativement noire, le climat de Unwiderstehliche Schönheit est sensuel, peut-être proche de Korngold et Schreker, et fait goûter au piano légèrement précieux de Burkhard Kehring, qui se montre plus brillant dans Lob des Weines, éclairant d'une lumière crue le dernier Lied du recueil, tandis que le baryton use d'un aigu délicatement cuivré.

Suivent trois Lieder écrits en 1943 sur des poèmes de Friedrich Hölderlin. Dès Des Frühling, Roman Trekel semble avoir de nouvelles difficultés : la voix ne trouve pas son espace, le grave final n'a aucun corps. Il offre ensuite des demi-teintes extrêmement raffinées à Sonnenuntergang et des attaques d'une douceur inouïe dans l'aigu à l'Abendphantasie finale, l'une des plus belles pages que l'on trouvera sur ce disque.

En revanche, les Rückert Lieder de Gustav Mahler ainsi que les quatre extraits du Knaben Wunderhorn, ne bénéficient pas d'une lecture vraiment probante. Il semble que ces mélodies nécessitent une voix plus lourde. Mais il conviendra peut-être de se souvenir que cet enregistrement fut effectué à Berlin à la fin du mois d'octobre de l’an passé, alors que Roman Trekel chantait le rôle de Pelléas au Staatsoper Unter den Linden [lire notre chronique du 31 octobre 2003] : cette proximité n'est-elle pas antagoniste ? Je pense qu'elle explique beaucoup de la faiblesse de sa prestation mahlérienne. Certes, l'expressivité est au rendez-vous, toujours avec la même intelligence, mais le médium principal n'est pas à la hauteur. Le pianiste propose une interprétation sensible, génialement inquiétante dans Das irdische Leben, mais beaucoup trop sucrée pour Revelge.

Pour conclure, nous dirons que ce disque permet d'approfondir l'approche de l'œuvre encore rare d’Ullmann, et par elle celle de toute une génération de musiciens sacrifiés par l'histoire. Le compositeur, né en 1898 en Silésie, fit des études musicales à Vienne jusqu'en 1919, suivant les cours de composition de Schönberg, puis assista Alexander von Zemlinsky à l'Opéra Allemand de Prague, jusqu'en 1927. Amené à diriger, il servira des œuvres de Strauss et Křenek, entre autres, puis partira pour Zürich et Stuttgart. Collaborateur de la radio de Prague, musicien indépendant, critique très présent dans le monde musical tchèque, chef de chœur, l'activité d’Ullmann est débordante en ces temps où les désastres arrivent. Dès septembre 1942, il est déporté au camp de Terezín où il continue d'écrire de la musique ; il serait asphyxié à Auschwitz le 15 octobre 1944. L'on n'a évidemment pas retrouvé toute l'œuvre du musicien.

Cette présentation du Liederbuch des hafis et des Lieder nach Hölderlin viendra compléter une discographie encore limitée dont on signalera l'intégrale des sonates pour piano par Konrad Richter chez Bayer Records, le Concerto Op.25 par le même pianiste, la Philharmonie de Bruun sous la direction de Israël Yinon, chez Bayer également, les Lieder avec orchestre par la soprano Juliane Banse et les Symphonies n°1 et n°2 par le Kölner Philharmoniker dirigé par James Conlon, chez Cappricio, et l'enregistrement du Quatuor n°3 par le Kocian chez Praga.

BB