Chroniques

par bertrand bolognesi

Gustav Mahler
Symphonie en ré mineur n°3

2 CD Deutsche Grammophon (2003)
474 038-2
Gustav Mahler | Symphonie n°3

C'est durant l'été 1895 que Gustav Mahler jette les premières esquisses de sa Troisième Symphonie qu'il désigne volontiers dans sa correspondance d'alors « mon gai savoir ». Fort de son fameux « Mon temps viendra », ne se laissant pas découragé par l'insuccès de la Seconde dont on critiqua entre autres la vaste dimension, il imagine une grande fresque de près de deux heures articulée en sept mouvements, dont certains seront des extrapolations à partir de son travail sur les Wunderhorn. Tout compte fait, il réduira le projet à six parties, utilisant la septième en tant que Finale de la symphonie suivante. Après des interrogations sur la vie, la mort, la Résurrection, Mahler se lançait dans un enthousiaste poème à la Nature où l'on a facilement vu une sérénité nouvelle ; ne nous y trompons pas : à lire le texte chanté par l'alto au quatrième mouvement, emprunté au Zarathoustra de Nietzsche, mais aussi celui du wunderhorn confié au chœur (de femmes et de garçonnets), l'inquiétude et ses tourments habituels n'est pas bien loin.

Pierre Boulez commençait à diriger la musique de Mahler à la fin des années soixante, ce qui paraîtra parfaitement cohérent avec son exploration approfondie du répertoire viennois, bien sûr, mais aussi ses interprétations – dont nous rêvons encore qu'il put y avoir trace quelque part ! – de Charles Ives et de Berio. Après une fréquentation assez régulière (à New York, Londres, Amsterdam...) sur une période d'à peine huit ans, le chef français délaissera l'œuvre du grand symphoniste ; cela correspond à un nouveau départ dans sa carrière : celle de l'Ircam et de l'EIC, qui scellait les retrouvailles de l'artiste avec la vie musicale parisienne. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait entrepris de graver une quasi intégrale Mahler chez Deutsche Grammophon, qui compte à ce jour les symphonies n°1, n°4, n°5, n°6, n°7 et n°9, la Totenfeier de la Deuxième, ainsi que Das Lied von der Erde. Sony a publié un enregistrement ancien de Das Klagende Lied (complété sur la version vinyle par l'Adagio de la Dixième, restant introuvable en CD) avec New York, et l'on connaissait quelques prises live des Cinquième et Neuvième ; les concerts de ces dernières années nous ont permis d'entendre le maître diriger la Cinquième, la Dixième (premier mouvement) et plusieurs cycles de lieder avec bonheur ; ne restent aujourd'hui que les grands palimpsestes vocaux dont cette Troisième semble ouvrir la livraison.

Ne nous y trompons pas : il s'agit bel et bien d'une intégrale par Boulez, et non de celle de tel orchestre avec Boulez. On remarquera en effet que telle œuvre est confiée à l'Orchestre de Cleveland, telle autre à celui de Chicago, les uns et les autres sans doute choisis pour les qualités personnelles de leur sonorité. On peut donc se réjouir de goûter aux merveilleuses cordes des Wiener Philharmoniker ! La lecture de Pierre Boulez rejoint celle qu'il signait il y a peu du Chant de la Terre : même précision, même respect absolu des contrastes désirés par le compositeur, et grande mesure, avec précision et tenue, cette belle rigueur n'excluant jamais, bien au contraire, une grande force expressive. Rien de certaines versions totalement débraillées où les cordes reniflent l'oignon cru pour assurer des torrents de larmes de quatre-vingt-dix minutes, et qui, au fond, exigent de l'auditeur une suggestion sentimentale qui n'a rien à voir avec l'écoute à proprement parler. Ici, le long premier mouvement est nu comme un glacier, tranchant, et s'inscrirait plus dans l'Expressionnisme que dans l'expressivité. En revanche, nous avouerons avoir été déçus par la prestation d’Anne Sofie von Otter, maniérée, desservant la pureté de l'écriture de ce passage. Cette Troisième n'en demeure pas moins à nos oreilles une des meilleures actuellement disponibles, loin des approximations de Bernstein, de la barbe à papa de Jasha Horenstein, ou des débordements de Neumann, par exemple.

BB