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Chroniques
Gustav Mahler
Lieder eines fahrenden Gesellen – Kindertotenlieder – Rückert Lieder
Quoi qu’il dirige de Gustav Mahler, Kent Nagano initie l’écoute vers un chemin spirituel. On l’avait remarqué il y a plusieurs années à l’occasion de la parution d’une Huitième Symphonie littéralement sacrée [lire notre critique du CD] ; le Lied von der Erde venait le confirmer en 2009 [lire notre critique du CD]. C’est avec Christian Gerhaher, le même baryton qu’en la référence précédemment citée, qu’il donnait au concert les trois cycles mahlériens de Lieder orchestrés ; c’était en janvier 2012, à Montréal, et dans la foulée le programme était enregistré in loco. Ainsi, après une gravure remarquée de la version pour piano Knaben Wunderhorn et des Rückert (avec Gerold Huber), le chanteur affine encore son approche.
1885 et les Lieder eines fahrenden Gesellen, pour commencer, sur des poèmes de Mahler lui-même (il a vingt-cinq ans). Christian Gerhaher nous plonge immédiatement au cœur du texte dont trouble la délicate pertinence du vague à l’âme orchestral, tour à tour espérant voire bondissant, puis noir. La brève envolée centrale ne remédie pas à la cyclothymie de Wenn mein Schatz Hochzeit macht saisissant, conclu dans An mein Leide ! d’une tendresse indicible. À la voix d’ensuite révéler le cuivre de son aigu, sur le velours instrumental, dans Gieng heut’morgen über’s Feld. Kent Nagano, à la tête de son Orchestre Symphonique de Montréal, ménage une lumière chaude, d’une discrète rousseur. Douce sans « éthérer » jamais le chant, la couleur vocale arbore une vaillance plus franche dans un « Mir nimmer blühen… » appuyé, ce qui fait gagner à la phrase une présence ambrée plutôt qu’un falsetto gracile. Ich hab’ ein glühend Messer se fait méchant, terrible, dans la voix comme dans l’orchestre, d’une tonicité rageuse ; la violence crue de cet intense mélodrame est rachetée par un « O Weh ! » perclus d’émotion. Toute la première strophe de Die zwei blauen Augen bénéficie de l’inflexion lasse commandée par son caractère lamento, puis la balade se met en place sur le moelleux balancement de la timbale. Si le chef séduit immanquablement l’oreille entre les deux premières strophes par le relief de la moirure timbrique, il fait naître dans un mystère suave l’élégie finale, laissant alors surgir comme un verdict la citation du premier motif dans le serein hors-pulsation préalable.
Vous l’aurez compris : l’Anaclase! nous démange… cédons lui donc, allons !
Les deux autres groupes empruntent au poète Friedrich Rückert. Des Kindertotenlieder (1904) le premier, Nun will die Sonn’ so hell aufgeh’n !, est pris sans traîner, tout en soignant minutieusement la couleur des bois. La narration gagne une fluidité toute personnelle qui favorise des cors charnus et une ligne de chant souveraine. L’inquiétude du développement instrumental avant les deux derniers vers sème un trouble à peine précipité dans le tempo ; puis le calme revient, comme une résignation. Un rien de sentiment d’injustice aiguise la voix de Nun seh’ ich wohl, warum so dunkle Flammen, quand la pâle lumière de la flûte caresse la fin de la troisième strophe. Demi-teintes savantes, à fleur d’oreille, pour un Wenn dein Mutterlein presque enlevé par rapport à d’autres versions dont la référence s’est depuis longtemps et pour toujours inscrite dans notre mémoire : on découvre une autre approche, un souffle différent qui, tout aussi juste et sensible, ne convoque aucune majesté trompeuse, lui. Après la brume très travaillée d’Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegangen !, inquiète virevolte dont l’urgence bouleverse de ce qu’elle ne prononce pas, la tempête fruste d’In deisem Wetter convoque le goudron rageusement brossé d’un Hartung, par exemple, avec des cuivres « jaune » comme les gestes du peintre. Cette tourmente inexorable est percée par le fin rayon céleste des derniers vers : « … in der Mutter Haus » avoué paradisiaque.
Sans jamais en faire trop, Christian Gerhaher s’affirme diseur remarquable, main dans la main avec un chef inspiré qui laisse à Mahler ses secrets. Dans la haute futaie animée par la brise de Blicke mir nicht in die Lieder commencent les Rückert Lieder (1902). La conduite de la ligne vocale fascine dans Ich atmet’ einen linden Duft, d’une douceur indicible. C’est sans conteste le plus beau moment de cette galette ! Pictural, toujours, Kent Nagano [lire notre entretien] fait parler Caspar Friedrich dans la contamination par la flûte d’une clarinette faussement anodine – Um Mitternacht. Encore le chant rehausse-t-il les dangers organistiques de la deuxième strophe dans l’épiphanie d’« in diese Hard gegeben ! ». À l’onctuosité charmeuse (Liebst du um Schönheit) succède un joyau : Ich bin der Welt abhanden gekommen s’élève dans un mouvement « naturel » qui jamais ne laisse percevoir la contrainte humaine – Anaclase!, décidément !
BB