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Chroniques
György Ligeti
Le Grand Macabre
Auteur d’une soixantaine de pièces de théâtre et d’une centaine de contes, le Flamand d’expression française Adémar Adolphe Louis Martens, alias Michel de Ghelderode (1898-1962), hérite de son père archiviste un goût pour l’histoire – au point de s’avouer « le contemporain de ces gens du Moyen Âge ou de la pré-Renaissance » –, de sa mère une inclinaison pour les légendes prosaïques, et des prêtres-enseignants de l’Institut Saint-Louis une fascination pour le rituel magique, matinée d’une crainte des puissances du mal. La fréquentation de la mort n’est pas un vain mot pour l’auteur « baroque » en devenir puisque, affaibli toute sa vie par des crises d’asthme, il survit de peu à une atteinte aiguë de typhus survenue à l’adolescence. Cette dernière conduit à l’arrêt des études, puis à l’apprentissage de l’alto, bientôt abandonné lui aussi.
Parmi les lieux de spectacle que lui fait découvrir son père (opéra, foire, etc.), le théâtre de marionnettes est des plus marquants. C’est pour ce dernier que Ghelderode écrit La farce de la mort qui faillit trépasser (1925). Près d’une décennie plus tard, il s’en inspire pour La balade du grand Macabre (1934), à l’argument original : dans la contrée fantaisiste de Brueghelland, un personnage étrange se présentant comme la Mort en personne, Nekrotzar, annonce à la population la fin prochaine du monde.
Dès les années trente, l’œuvre flamboyante du natif d’Ixelles inspire les musiciens, comme lui-même s’est nourrit de Brueghel, Ensor et Bosch : citons, par exemple, La grande tentation de Saint Antoine (1932), une cantate burlesque de Louis de Meester (1904-1987), pionnier gantois de la musique électronique, ou Arc-en-ciel (1937), opéra-bouffe de Maurice Schoenmacker (1890-1964). De 1974 à 1977, c’est au tour de György Ligeti (1923-2006) de composer un opéra en deux actes à partir d’un univers grotesque illustrant à merveille cette cruauté chère à Artaud. Le livret original est écrit en allemand par le musicien et Michael Meschke, directeur du théâtre de marionnettes de cette ville de Stockholm qui voit la création du Grand Macabre, le 12 avril 1978. Par la suite, le Hongrois propose une partition condensée pour sa reprise au Salzburger Festspiele, le 28 juillet 1997.
Si la musique de Ligeti est largement disponible au disque – et notamment en « coffret-découverte », comme chez Wergo ou Sony Classical [lire notre critique du CD] –, son unique opéra manquait à notre vidéothèque. Cette co-production européenne (Barcelone, Bruxelles, Rome et Londres), filmée au Gran Teatre del Liceu en novembre 2011, donne chair aux personnages de quatre scènes surréalistes : l’alcoolique Piet the Pot, les amants Amanda et Amando, l’imposteur Nekrotzar, l’astronome Astradamors flagellé par sa femme Mescalina, le Prince Go-Go et ses deux ministres, ainsi que le policier Gepopo. Pour cette réflexion sur l’humain en proie à Éros et Thanatos, Àlex Ollé (La Fura dels Baus) recours à une énorme statue féminine, à la fois écran et réceptacle, mais aussi à des clins d’œil populaires (la chanson Like a virgin, la chorégraphie de Thriller), voire à des dérapages scatologiques dispensables.
Aucun des chanteurs n’est pris en faute, pour beaucoup acrobates vocaux et corporels : Chris Merritt (Piet), Inés Moraleda (Amando), Ana Puche (Amanda), Werner Van Mechelen (Nekrotzar), Frode Olsen (Astramadors), Ning Liang (Mescalia), Barbara Hannigan (Venus/Gepopo), Brian Asawa (Prince Go-Go), Francisco Vas (Ministre Blanc), Simon Butteriss (Ministre Noir), Gabriel Diap (Ruffiak), Miquel Rosales (Schabiak) et Ramon Grau (Schabernack). Sous la direction de Michael Boder, l’orchestre et les chœurs maison portent l’humour du compositeur (klaxons, sifflets, citations, fausses citations, etc.) alors même que le surtitre édulcore le texte anglais – le catalogue de grossièretés assumé faisant pourtant partie de cette invitation à rire tant que nous sommes en vie.
Deux court-métrages (non sous-titrés en français) constituent le bonus de cette captation : tout d’abord une évocation de la genèse du spectacle (34’) – notamment de la sculpture qui emprunte les formes du mezzo Claudia Schneider, sur laquelle s’effectue un magnifique travail en 3D, ainsi que des costumes aux résonnances biologiques –, puis un entretien avec Boder (6’) qui dresse le portrait d’un Ligeti artiste de cirque, jonglant ici avec des balles de différentes couleurs.
LB