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Chroniques
Hèctor Parra
Les Bienveillantes
À l’été 2006, les éditions Gallimard faisaient paraître Les Bienveillantes, roman conçu comme les mémoires de guerre d’un officier SS qui n’épargnaient rien au lecteur, qu’il s’agisse des dysfonctionnements du régime comme de l’horreur de la Shoah par balle puis de la solution finale en passant par celles du front de l’Est, la retraite de l’armée allemande des terres baltes, mais encore des stratégies carriéristes individuelles dans l’appareil du pouvoir national-socialiste. Structuré comme une suite française, le narrateur, Maximilian Aue, nourrissant une admiration pour la musique de Rameau et celle du grand Couperin, le récit, cruellement documenté pour ainsi dire, plonge également au cœur de la vie difficile de son personnage, d’une cellule familiale brisée, des troubles amours avec Una, sa sœur jumelle, de ses jeux autoérotiques et des rencontres homosexuelles d’un soir. Débutées dans les fourrés du Tiergarten lorsque le pire a déjà commencé, les aventures de Max s’achèvent quelques heures avant le suicide d’Adolf Hitler, dans le même jardin zoologique berlinois, après avoir traversé l’Ukraine, l’enfer de Stalingrad, un hôpital de luxe réservé à l’élite du parti, Paris et le Sud de la France, la Pologne, les caves encombrées sous les immeubles en flammes pendant les bombardements alliés, sans oublier de froides et infertiles statistiques, les chimériques territoires de la fièvre, du délire voire d’épisodes psychotiques et meurtriers dont les actes sont oubliés quelques diarrhées et vomissements plus loin. Immédiatement remarqué, le livre est tour à tour encensé par la critique ou fait, au contraire, l’objet de plusieurs reproches et polémiques. Cela ne l’empêche pas d’être salué par le Grand prix du roman de l'Académie française en octobre, puis par le Goncourt au mois suivant.
Face à un cinéaste qui se montrerait désireux d’adapter les quelques neuf cents pages des Bienveillantes, un producteur froncerait sans doute les sourcils. Outre les difficultés que présente la diversité des lieux d’action à filmer presque tous sous la bataille, induisant un budget affolant, la référence constante à des bâtiments qui n’existent plus depuis 1945 rendrait la chose particulièrement difficile. Mais surtout, pourrait-on montrer par l’image avec la même crudité qu’à l’écrit certains faits, certains gestes, criminels ou érotiques, qui ne sont pas épargnés à l’imagination du lecteur ? Enfin, ces sept danses anciennes fournissent une matière propre à nourrir une série plutôt qu’un seul film. Voilà qui pourtant n’a pas effrayé Aviel Cahn, directeur de l’Opera Ballet Vlaanderen de 2009 à 2019 : sur la suggestion du metteur en scène Calixto Bieito, il commande au compositeur Hèctor Parra un opéra s’inspirant du roman [lire nos chroniques d’Hypermusic prologue, Early life, Stress Tensor, Te craindre en ton absence, Tentatives de réalité, Inscape, La dona d'aigua, La mort i la primavera, Avant la fin… vers où ? et Reñma]. « Toute la question a été de savoir comment transformer fidèlement une œuvre littéraire aussi complexe en une œuvre lyrique, sans essayer de faire de l’opéra une illustration musicale du roman », explique ce dernier ; « nos conversations avec Jonathan Littell nous ont permis de comprendre que c’est précisément la dualité entre l’histoire collective et l’histoire individuelle qui est au cœur des Bienveillantes : les atrocités et les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale d’une part, et la vie intime et personnelle de Max Auer de l’autre ».
À l’écrivain tyrolien Händl Klaus, qui déjà collaborait avec le compositeur pour Wilde créé au printemps 2015 au Schloß Schwetzingen, fut confiée la confection du livret. Le dramaturge et cinéaste est coutumier de l’exercice, puisqu’il a signé les textes pour des ouvrages lyriques d’Eduard Demetz (Häftling von Mab, 2002), Klaus Lang (Vom Mond, 2006), Martin Schütz (Dunkel lockende Welt, 2006 ; Marderin im Dirndl, 2010), Lars Wittershagen (Furcht und Zittern, 2010), Georg Friedrich Haas (Bluthaus, 2011 ; Thomas, 2013 ; Koma, 2016 et Liebesgesang, 2024), Arnulf Herrmann (Der Mieter, 2017), Heinz Holliger (Lunea, 2018), Beat Furrer (Violetter Schnee, 2019) et Vito Žuraj (Blühen, 2023) [lire nos chroniques de Violetter Schnee et de Koma]. Sa plume accentue la dimension de tragédie antique du roman dont il faut comprendre les Bienveillantes comme les trois Euménides de la mythologie grecque, redoutables Érinyes dont la fureur fut changée en puissance consolatrice par Athéna, déesse de la raison (entre autres), comme l’a rappelé Pasolini dans son Pylade (1966) qui achève L’Orestie d’Eschyle (Ve siècle av. J.-C). De fait, le chœur de l’opéra fait clairement usage de chœur d’un théâtre millénaire. Plusieurs glissements sont opérés – par exemple, celui qui amalgame les flics arrêtant l’étudiant Max dans un lieu de drague homosexuelle au début du récit à ceux qui enquêtent plus tard sur le double meurtre Moreau, ou encore celui de faire de Berndt von Üxküll un personnage muet, ce qui accentue l’incongruité du diner berlinois durant lequel Una répond à la place de son conjoint –, de même qu’il fallut forcément faire l’impasse sur certains personnages secondaires et sur plusieurs épisode (la villégiature forcée au bord de la Mer Noire, la vaste digression linguiste à propos des nombreuses langues caucasiennes, l’orgie à Lublin, la logistique du camp et la rentabilité du travail des captifs dans le cadre des usines d’armement, avec le calcul des rations alimentaires nécessaire à l’effort, etc.). Écrit principalement en langue allemande avec quelques incursions en français – le narrateur fut en partie élevé en Provence, suite au remariage de sa mère –, le livret obéit au plan musical du roman d’origine.
Outre de s’imprégner des Bienveillantes, Hèctor Parra s’est inspiré d’essais traitant de l’extermination des Juifs d’Europe par le IIIe Reich, notamment du Livre noir, collecte de plus de trente textes sur le sujets réalisée par les hommes de lettres soviétiques Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg. Son opéra est ouvert par la voix parlée, celle de Max, comme posée sur l’alternance d’un opaque continuo et d’articulations à la délicatesse exquisément contradictoire. Tandis que la densité du tissu orchestral s’affirme, impressionnante, le chant s’élève, puissamment porté par le ténor Peter Tantsits, fort vaillant [lire nos chroniques de Tosca à Baden Baden, Canti di vita e d'amore, Die Soldaten (Vokalsinfonie für 6 Gesangs-Solisten und Orchester), Oberst Chabert, Point d’orgue et Die Zauberflöte]. L’écriture vocale se révèle d’emblée exigeante, éprouvant une endurance tenace et sollicitant parler, chanter et Sprechgesang, quand ce ne sont pas le rire et l’imitation hors du registre. Gianluca Zampieri prête un timbre incisif à souhait à l’intrigant Docteur Mandelbrod dont la copieuse flatulence parfume le national-socialisme (l’artiste chante aussi Kaltenbunner et Grafhorst), comme le soulignent ses infirmières Hanne Roos (Hilde), Sandra Paelinck (Hedwig) et Maria Fiselier (Helga) [lire notre chronique de Der Vampyr]. On apprécie bientôt en Hans, après la Toccata, le baryton-basse très sonore de Kris Belligh [lire notre chronique de Brodeck], l’excellent Günter Papendell faisant son entrée en Thomas Hauser au timbre riche et assez évidemment charismatique [lire nos chroniques de Medea, The Bassarids et Die Vögel]. La folle urgence orchestrale des Allemandes I et II est magistralement menée par Peter Rundel à la tête du Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen. Aux vociférations férocement accrochées du Blobel de Claudio Otelli [lire nos chroniques de Die Gezeichneten, Die Soldaten et Tosca à Nantes] répond le motif lancinant à la découverte des trois mille cadavres amoncelés dans la cour du château, ponctuée d’un chœur saisissant, puis la forge assourdissante du massacre de Babi Yar. Les retrouvailles d’Una et Max prennent un jour prodigieusement lyrique (Courante), avec le soprano suisse Rachel Harnisch, d’une souplesse confondante [lire nos chroniques du Martyre de Saint Sébastien, de La Juive et L’invisible]. Autre grande voix, le mezzo-soprano Natascha Petrinsky magnifie la partie de la mère, Héloïse [lire nos chroniques de The Tempest, La petite renarde rusée, Lady Macbeth de Mzensk, Káťa Kabanová à Bruxelles, Madrid et Lyon, Œdipe, Il tabarro, Suor Angelica, Gianni Schicchi, Das Rheingold, Lulu, Peer Gynt, Das Wunder der Heliane, L’ange de feu puis Guerre et paix], lors de la terrible nuit du double meurtre à laquelle Parra s’ingénie à donner le tour le plus calme de l’œuvre, suggérant une violence sereine dans le monologue de Max à Antibes.
Des accords étirés et intrusifs installent un métal corrosif dans l’abord du cinquième tableau, un Menuet, lorsque le compositeur a passé quelques nuits d’hôtel près de Birkenau : « je visitais Auschwitz […], soir et matin je voyais depuis la fenêtre de la chambre les baraquements du camp où je passais toutes mes journées », nous confiait-il lors en janvier 2022 [lire notre entretien] ; « en semaine j'y étais seul pendant des heures […] Ces accords, je les ai pensés dans le camp de Birkenau […] C’est ainsi que j’ai trouvé l’état d’âme nécessaire pour finir le menuet de l’opéra ». Le Lied imaginé par librettiste et musicien reprend l’épisode de la fourmilière sur le perron de la villa de Rudolf Höß où l’ainé de ses fils s’interroge avec Max sur ce qu’elles transportent. « Dans le mot Birkenau, la terminaison audésigne exactement la prairie où poussent les bouleaux – un mot pour la douleurelle-même : l’exclamation au!en allemand correspond au marquage le plus spontané de la souffrance, comme aïe !en français », développe Georges Didi-Huberman (Écorces, Minuit, 2011) : le Aue d’appel (Maximilian Aue) des policiers dans la forêt de Courlande n’est pas sans lui ressembler. « À l’ombre des bouleaux de Birkenau s’est déroulé le fracas de milliers de drames, enfouis dans la cendre par les membres des Sonderkommando, ces prisonniers juifs chargés de la manutention des cadavres et eux-mêmes destinés à la mort. » Le Menuet suspend l’action dans sa poésie cruelle, pour ainsi dire. Passé les morbides délires érotiques vécus en reclus dans le manoir abandonné des Üxküll (Air), la forge orchestrale reprend, impitoyable, interrompue par le récit a cappella et sur un mode bouffon de la remise des croix de fer en or dans le bunker de la Wilhelmstraße que solde la morsure par Max du gros nez du Führer, trois jours avant la chute.
Haletante par-delà les près de trois heures nécessaires à son exécution, la partition s’appuie sur de nombreuses références musicales, ainsi précisées par Parra lui-même : la Septième de Bruckner, les opéras Wozzeck etLulu (Berg), Die Soldaten (Zimmermann) et Götterdämmerung (Wagner), mais encore l’Opus 21 de Webern et la Treizième de Chostakovitch, la chanson française Une souris verte, des schlager de Zarah Leander et d’Ilse Werner ou une berceuse populaire d’Allemagne. Mais c’est Bach et sa Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Johannem BWV 245 qui font ici « l’immense caisse de résonnance de notre histoire humaine », précise-t-il. Si Max chante « Bach est l’air que je respire », Hèctor Parra précise « la Saint-Jean est un miroir dans lequel se reflète un processus dramatique et musical qui tourne autour de l’ascension et de la chute ». Comme nous l’avions remarqué avec Justice tout récemment [lire notre chronique du 22 janvier 2024], ces références musicales font savamment parties constituantes du tissu général. Parce que l’œuvre est proprement passionnante, parce que la qualité de l’interprétation, captée en live, fait événement et que sa mise sous presse satisfait pleinement, notre équipe décerne une A! à ce fort beau livre-disque qui intègre la collection Villa Médicis. « L’un des principaux objectifs de l’opéra Les Bienveillantes est de donner un visage humain aux horreurs inhumaines du nazisme », conclut le compositeur. C’est à Didi-Huberman que nous laissons le mot de la fin : « À Birkenau, je visitecette capitale du mal que l’homme sait faire à l’homme ».
BB