Chroniques

par laurent bergnach

Hanns Eisler
quarante-et-un Lieder choisis

1 coffret 1 CD Bayer-Records (2004)
BR 140 005
Hanns Eisler | quarante-et-un Lieder choisis

Peu de musiciens, comme Hanns Eisler, ont lié à ce point art et réalité sociale, d'autant que le compositeur allemand (né en 1898, mort en 1962) vécut en sa chair les folies de son siècle : enrôlement militaire en 1916, lutte au sein de mouvements ouvriers dix ans plus tard, exil américain en 1933, résistance à Hollywood, puis retour derrière le rideau de fer. Avec ses Lieder – dont quarante-et-un ont été sélectionnés pour cet enregistrement –, Eisler souhaitait véhiculer une source d'informations aussi bien musicales que politiques. C'était porter un pas plus loin que Schönberg, son professeur, pour qui la musique, au delà du sentiment, incarnait la logique, la raison, voire le devoir moral. Si quelques notes nous ramènent à Weill, le climat général surprend : élégie, douleur et mélancolie nous transportent plus près de Schubert et Poulenc.

Dans les années vingt, le temps n'est plus à la musique bourgeoise mais au changement social, pour forger l'homme de demain. Avec son onzième opus Zeitungsausschnitte (Coupures de journaux, 1927), Eisler délaisse le poème lyrique pour la brutalité du quotidien : on y parle d'hôpital municipal, de tranchées, d'enfants se tenant sages par peur des coups. Même bien plus tard, dans Sieben Lieder über die Liebe (Sept chansons sur l'amour, probablement 1954), il restera difficile pour lui de ne pas parler de jeunesse envolée et de ferveur qui s'achète. « Si on doit un jour faire mon éloge, dira-t-il plus tard, on me louera parce que j'ai résisté au texte. »

Échappant comme tant d'autres aux persécutions nazies – Adorno, Brecht, Mann, Werfel, etc. –, Eisler débarque à Hollywood, ce Weimar du Pacifique, comme on le surnommera ensuite. Mais bientôt, difficile d'être Allemand, même à ses propres yeux, quand le jour est fait sur l'existence des camps de concentration. Envisagé comme un passe temps, Hollywooder Liederbuch (Recueil de Lieder d'Hollywood, 20 mai 1942 – 2 septembre 1943) est un journal qui, par d'apparentes ruptures musicales, des sauts entre passé et présent, révèle la détresse spirituelle et existentielle d'un homme tourmenté par ses racines. Si Brecht, le compagnon de toujours, est au cœur de ce recueil, on y trouve des emprunts à Pascal, des fragments de Mörike et d'Hölderlin, mais aussi ses propres mots : « Les hommes-rapaces m'ont accusé de ne pas aimer la puanteur / de ne pas aimer les ordures / de ne pas aimer leurs cris perçants […] ».

Lauréats du dernier Concours International de Lied à Stuttgart en 2004 – La Hugo Wolf Akademie organisera le prochain en 2007, autour de Schumann, Wolf et Reutter –, trois soprani, deux barytons et un ténor, chacun accompagné par un pianiste différent, se succèdent dans ce programme. Malgré quelques légers dérapages ici et là, nous avons apprécié le cristal de You-Seong Kim et Jae Eun Lee, la chaleur plus ambrée de Melanie Hirsch, l'ampleur de Michael Nagy, la souplesse et le timbre riche d’Agúst Olafsson, la rondeur de Colin Balzer. Toutes leurs interprétations sont discrètement expressives, et certaines, assez prenantes, méritent vraiment l’attention.

LB