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Chroniques
Hanns Eisler
Deutsche Sinfonie Op.50
En 1982, des Saxons participent à des prières pour la paix en la Nikolaikirche de Leipzig. C’est encore dans la cité de Bach, de Mendelssohn et de Wagner (entre autres illustres) qu’ont lieu sept ans plus tard les grandes manifestations d’octobre, contestation de la politique de l’Est élargie à la remise en question de la séparation de l’Allemagne en deux pays. Plusieurs dizaines de milliers de citoyens de la DDR1 sont alors parvenus à gagner la BRD2. Non sans accuser au passage Erich Mielke, son ministre de la sécurité, d’être le seul responsable du désastre économique et social du pays, Erich Honecker avance des soucis de santé pour fuir le navire : le président du conseil national de défense du pays, également président du conseil d’état et secrétaire général du SED3, démissionne le 18 octobre 1989. Les Berlinois s’engagent dans le mouvement, près d’un million d’entre eux occupant l’Alexanderplatz le 4 novembre. Trois jours plus tard, le premier ministre, Willi Stoph, démissionne tous les membres du gouvernement. Croyant peut-être pouvoir encore juguler la protestation, le patron du Politbüro du SED annonce l’ouverture des frontières et la libre circulation. Un climat de fête règne sur la ville lorsque vers minuit s’ouvrent les sept portes du mur. Le lendemain, un vaste ingorgo caractérise la capitale brandebourgeoise ! On parle dès lors de la chute du mur, soulignée par la présence de Mstislav Rostropovitch à ses pieds, jouant Bach.
Le jeudi 16 mars 1989, près de huit mois avant ce grand événement, l’ÖRF Radio-Sinfonieorchester Wien – fondé juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que la capitale autrichienne resterait divisée en quatre zones d’occupation alliées (britannique, étasunienne, française et soviétique) pendant les dix années à venir – donne au Konzerthaus de Vienne un concert entièrement consacré à la Deutsche Sinfonie Op.50 d’Hanns Eisler. Les micros de la chaîne nationale n’en perdent rien, de sorte qu’après sa diffusion sur les ondes le concert paraît sur disque. En 2020, l’ingénieur du son Erich Hofmann s’attèle à sa remastérisation pour le label Capriccio.
Bien que né à Leipzig en 1898, Eisler vécut à Vienne dès l’âge de trois ans. Il connut une enfance et une jeunesse viennoises, dans les couleurs du Sezessionsstil né en même temps que lui. La Grande Guerre le voit fantassin de l’empire, puis élève officier dans les faubourgs de Prague. Alors que son frère aîné est surveillé pour ses sympathies communistes alors considérées comme parfaitement illégales et fort dangereuses, le compositeur accueille avec enthousiasme l’insurrection russe de l’automne 1917 et la rébellion spartakiste allemande qui, en novembre 1918, met un terme au conflit mondial. Clairement engagé en politique, à l’instar de sa sœur Elfriede, plus connue sous le pseudonyme de Ruth Fischer, cofondatrice en 1918 du KPDÖ4, il l’est aussi en modernité à suivre l’enseignement de Schönberg, de 1919 à 1923. Il part ensuite pour Berlin où se concentrent toutes les audaces. Tel Kurt Weill (et beaucoup d’autres), il se passionne pour le jazz qui dès lors s’infiltre dans sa musique. Alors que dans le nord de Vienne l’architecte Karl Ehn construit le Karl-Marx-Hof, vaste cité de près de mille quatre cents logements et symbole du socialisme autrichien, Eisler s’exprime dans les colonnes de Die Rote Fahne, journal du KPD5, et rencontre Bertolt Brecht en 1929. Une fructueuse collaboration en découle, qui durera toujours. Comme Weill, à nouveau, qui commençait à travailler avec le dramaturge deux ans plus tôt (en 1928, Die Dreigroschenoper scelle nettement le duo), Eisler doit quitter Berlin avec l’avènement des nazis au pouvoir. Lui aussi part pour Paris, avant de s’installer à New York en 1938, puis à Hollywood au début de la guerre. Mais le parallèle entre les deux musiciens s’arrête là : alors que Weill suspend sa collaboration après Die sieben Todsünden, en 1933, Eisler ne cessera jamais de réaliser des projets avec Brecht. L’autre point de dissemblance est l’adoption de la comédie musicale par Weill, vue par Eisler comme une scandaleuse allégeance au système marchand étasunien. Enfin, Weill demeurera définitivement citoyen américain, alors qu’au printemps 1948 Eisler est banni du pays par l’HCUA6, suite au témoignage absurde d’Elfriede sur ses prétendues activités d’espion à la solde de l’URSS. Ainsi retrouve-t-il l’Europe, Vienne d’abord, puis Berlin-Est en juin 1949.
Bien qu’Eisler compose cette année-là l’hymne national de la RDA, Auferstanden aus Ruinen, la conception de la Deutsche Sinfonie ne s’inscrit pas dans ce retour au pays. En juillet 1935, l’idée lui vient de dénoncer en musique la création récente des premiers camps de concentration7. Édifiée pendant douze ans, son œuvre convoque un seul texte de Julius Bittner, les autres étant de Brecht8. L’Etüde I, extraite de la Suite für Orchester Op.30 n°1 de 1930, est ajoutée à la Symphonie allemande quelques mois avant la création à la Staatsoper de Berlin, le 24 avril 1959 (trois ans après la disparition de Brecht). C’est par une autre nuit, celle du 12 au 13 août 1961, que les autorités est-allemande encerclent Berlin-Ouest d’un mur infranchissable afin d’entraver la fuite de ses ressortissants. Hanns Eisler est fatigué, déprimé. Il décède à la fin de l’été suivant [lire nos chroniques de son Quatuor, sa musique chambriste, Ausgewählte Lieder, Wie die Krähe, Suite Op.29, Divertimento, Septuors, Ernste Gesänge, Hollywood Liederbuch et de la Liederabend d’Holger Falk].
On redécouvre avec grand intérêt cette gravure essentielle qui, sous son nouveau rendu, gagne un lustre certain. À la tête de l’ÖRF Radio-Sinfonieorchester Wien et du Wiener Jeunesse Chor, Günther Theuring (1930-2016) engage le Präludium dans un recueillement indicible, les voix portant bientôt la charge dramatique où tout l’orchestre est convoqué. À ce thrène succèdent une Passacaglia drue, le mezzo-soprano Hanna Fahlbusch-Wald prêtant un timbre poignant à l’hommage rendu aux détenus politiques du régime hitlérien, puis la page instrumentale scandée et colorée de 1930, ohne Worte. Saluons dès lors l’exceptionnelle réalisation de toute l’équipe, car il est peu de live qui peuvent s’enorgueillir d’une telle qualité. « À Postdam sous les chênes… »9 : le baryton Michael Ebbecke offre un timbre cuivré et un chant d’une extrême fiabilité à Erinnerung. Après la description éprouvante d’un convoi sous surveillance, il dialogue fougueusement avec le mezzo à propos de la vie au camp, dans In Sonnenburg10. L’Etüde II fait indéniablement entendre les années passées auprès de Schönberg. La basse pragoise Jaroslav Štajnc affirme une saine maîtrise vocale dans l’Enterrement de l’agitateur en un cercueil de zinc11, sous forme de rebonds dialectique avec le mezzo et la masse chorale.
La brève Bauernkantate que se partagent Štajnc, le chœur et les récitants Christian Schramm et Gottfried Neuner constitue un petit moment de théâtre musical dans la symphonie, conclu par l’âpre Bauernledchen de la basse – « …tu dois encore mourir… »12. La chansonnette grinçante fait place à une Cantate du travailleur13 qui emploie mezzo, baryton, récitant et chœur ; outre qu’il s’agit du plus long chapitre de l’œuvre il est aussi le plus clairement politique : il ne s’agit plus ici de déplorer la brutale répression et la dictature nazie mais de démontrer d’où et comment est arrivé un tel méfait. Un dense Allegro orchestral, où l’on goûte l’excellence des vents comme le soyeux des cordes (dont un flamboyant trait de violon solo) de la formation radiophonique viennoise ainsi que le sens du contraste de Theuring, achève de vigoureuse manière la fresque d’Hanns Eisler. Mais ce dernier, quelques semaines avant la première, ajoutait un court Epilog consolateur, confié au soprano, l’occasion pour nous d’apprécier Ursula Targler qu’on perçoit peu dans le mouvement initial.
« …auch selbst der Wolf braucht, der die Zähne bleckt, ein Schlupfloch. » 14
BB
1 Deutsche Demokratische Republik : République Démocratique Allemande
2 Bundesrepublik Deutschland : République Fédérale d‘Allemagne
3 Sozialistische Einheitspartei Deutschlands : Parti Socialiste Uni d’Allemagne,
le seul parti politique autorisé dans l’Allemagne communiste
4 Kommunistische Partei Deutsch-Österreichs : Parti Communiste Austro-Allemand
5 Kommunistische Partei Deutschlands : Parti Communiste d’Allemagne
6 House Committee on Un-American Activities :
Comité Parlementaire sur les Activités Anti-américaines
7 dès 1933 les camps de Börgermoor, Dachau, Esterwegen,
Lichtenburg et Sonnenburg sont en service
8 dont la Baurnkantate qui s’inspire du récit Pane e vino (1936)
du romancier communiste italien Ignazio Silone (1900-1978)
9 « Zu Postdam unter den Eichen
Im hellen Mittag ein Zug.
Vorn eine Trommel und hinten eine Fahn’
In der Mitte einen Sarg man trug », etc.
10 ce camp fut improvisé en avril 1933 dans l’ancien bagne prussien
érigé à vingt-six lieues de Berlin en 1832 ; aujourd’hui,
Sonnenburg s’appelle Słońsk, village de quatre mille âmes de l’ouest polonais,
situé à treize kilomètres de la frontière allemande
11 Begräbnis des Hetzers im Zinksarg
12 « …du wirst doch sterben müssen… »
13 Arbeiterkantate
14 « …même le loup, qui montre les dents, a besoin d'un refuge »