Chroniques

par bertrand bolognesi

Hanns Eisler
œuvres pour orchestre

1 CD Capriccio (2019)
C5368
Très bel enregistrement de la LEIPZIGER SINFONIE d'Hanns Eisler chez Capriccio

Des trois oeuvres d’Eisler ici réunies, seule Nacht und Nebel est de première main. En 1955, le cinéaste français Alain Resnais était choisi pour exploiter une idée de l’historien Henri Michel : réaliser, à partir d’images prises par les alliés à la Libération, un film sur les camps de concentration, qui s’appellerait Nuit et brouillard, nom du programme sinistre mis en place en 1941. Dès le printemps, Resnais se rendit en Pologne pour plusieurs mois afin d’y faire d’autres prises de vue, à Maïdanek et à Auschwitz. Quant à la musique, il souhaitait collaborer avec un compositeur d’Outre-Rhin, juif de préférence. Ainsi fit-il appel à Hanns Eisler (1898-1962), rentré à Berlin-Est six ans plus tôt, après son exil étasunien qu’avait provoqué l’avènement du national-socialisme. À Paris, l’artiste a travaillé d’arrache-pied jusqu’à livrer près d’une demi-heure de musique, moins simplement dramatique que le sujet l’aurait pu laisser prévoir, et qui s’avéra bientôt se suffire à elle-même. Après de nombreuses exécutions au concert, seule ou dans le cadre de ciné-concerts, le chef Jürgen Bruns n’eut aucun doute sur la nécessité d’enregistrer Nacht und Nebel, ce qui fut fait en novembre 2015, en la petite salle de la Konzerthaus de Berlin.

À la tête du Kammersinfonie Berlin, Bruns, dont nous avions apprécié le disque consacré à Ernst Toch et à Franz Schreker [lire notre critique], donne une lecture infiniment soignée qu’ouvre un Largo néoclassique poignant (en guise de générique), suspendu par un Andante quasiment chambriste où flûte et clarinette dansent sur une scansion souterraine. Enchaînés, les treize mouvements brefs forment une suite de climats divers, tour à tour traversée par la désolation, voire la déréliction, comme l’Andante signalé par la signature rythmique du compositeur – une marche austère, inflexible, inquiétante –, par-delà des îlots aériens, comme par désir qu’un rêve naïf pût être encore envisageable. L’Allegretto surprend par un air de fête auquel, imagine-t-on, il vaudra mieux ne pas se fier, bientôt gagné par une élégie méditative. Très court, le second Andante minimise plus radicalement encore les moyens expressifs, se développant ensuite dans un Molto andante plus calme encore, gelé comme le peuvent être certaines pages de Chostakovitch. Le retour des cordes, relativement absentes jusqu’alors, accentue cette sorte d’inexpressivité pudique. Les motifs reviennent, au fil d’une ronde assujettie au montage du film ; aussi ne prend-on pas au pied de la lettre les indications de mouvements. Au cœur du huitième (Allegro), un duo s’enroule, doloroso, en apesanteur. Entre marche et danse de cabaret, le troisième Andante se dépouille à son tour. Si la mémoire réinvente à première écoute la voix de Michel Bouquet, cet élément disparait à la deuxième approche. Passé l’ultime Andante avec son entrelacs nauséeux et questionneur, le dernier chapitre de cette bande originale s’avère drue, menaçant, farouche même, lorsque le violon tombe des cintres, déchirant. La reprise du premier Largo envahit dès lors le final.

S’il est un compositeur à s’être continuellement inscrit dans l’Histoire, c’est bien Eisler qui, dès l’été 1935, soit deux ans après le triomphe d’Hitler en Allemagne et le début de l’horreur, couchait quelques esquisses à la mémoire premières victimes – des opposants politiques, pour commencer – des camps créés quelques mois plus tôt. De 1949 à 1957, ces notes formeront la Deutsche Sinfonie Op.50 [lire notre critique du CD]. À de nouveaux projets artistiques est-allemands dont la guerre et la Shoah font le sujet, Eisler livre sa musique. C’est le cas du documentaire Aktion J (1961) et du téléfilm Esther (1962). L’on doit au musicologue, théoricien et historien de la musique Tobias Faßhauer – il est investi dans la nouvelle édition critique des œuvres d’Eisler et l’auteur, par ailleurs, d’une thèse de doctorat sur Kurt Weill – d’en avoir réuni les pages musicales en 2015, en relation avec celles conçues pour le film britannique So well remembered (1947) du Canadien Edward Dmytryk (1908-1999), dans Trauerstücke aus Filmpartituren (Morceaux funèbres extrait des musiques de film). Nous découvrons neuf mouvements brefs et tragiques avec cet enregistrement de Jürgens Bruns au pupitre du MDR Sinfonieorchester Leipzig (août 2018).

Quiconque fréquente un tant soit peu Leipzig reconnaît aisément son Völkerschlachtdenkmal sur la pochette du présent CD. Érigé en 1913 par l’architecte Clemens Thieme (1861-1945), ce monument situé à trente-cinq minutes de marche du centre-ville, au sud-est, et les impressionnants colosses de son temple laïc célèbrent le centenaire de la victoire d’octobre 1813 sur les troupes françaises – faut-il rappeler que Napoléon, l’assoiffé de victoire, fut parfois vaincu ? En 1959, le Gewandhausorchester commande à Hanns Eisler la Leipziger Sinfonie, mais au 6 septembre 1962, lorsque le compositeur est terrassé par une crise cardiaque, la partition demeure inachevée. Il faut attendre 1998 et le centenaire de la naissance de l’artiste pour que sa veuve accorde au compositeur et musicologue Tilo Medek (1940-2006) le droit de la compléter. Percluse d’emprunts à des musiques initialement produites pour le cinéma – Deadline at dawn (1946) d’Harold Clurman (1901-1980), Les sorcières de Salem (1957) de Raymond Rouleau (1904-1981) –, la Leipziger Sinfonie trouve pleinement sa place en ouverture de ce programme discographique. Elle bénéficie d’une lecture infiniment soignée dont on admire la puissance expressive. Écrite en 1957 sur un poème de Vladimir Maïakovski (1893-1930), la ferme Linker Marsch fait l’essentiel du quatrième mouvement (Marsch ohne Worte).

BB