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Chroniques
Hans Sommer
Sapphos Gesänge Op.6 – Odysseus Op.11 – Goethe Lieder
À la tête des Bamberger Sinfoniker, Sebastian Weigle invite l’auditeur à la découverte d’un scientifique curieux, presque un inventeur, qui, après avoir été l’élève d’Adolf Marx puis signé d’un pseudonyme son opéra, s’est lancé dans la musicologie et dans la promotion de concerts. Le méconnu Hans Sommer (1837-1922) s’est finalement décidé à l’âge de quarante-sept en faveur de la musique, délaissant dès lors toute autre activité. Ferenc Liszt, auprès duquel il prend quelques leçons lors d’un séjour effectué à Weimar en 1885, l’encourage, et plus tard Richard Strauss vantera les mérites de ses partitions pour la scène lyrique.
À l’écoute de ce disque, qui réunit deux voix aux vertus avantageusement antagonistes, on reconnaît immédiatement l’influence wagnérienne dans cette musique, mais encore une certaine parenté avec Strauss lui-même, via le Tyrolien Ludwig Thuille dont, quoique de vingt-trois ans son aîné, les premières œuvres sont exactement contemporaines de celles de Sommer compositeur (enfin) avoué. Ainsi l’usage du leitmotiv croise-t-il une étroite intimité entretenue avec les poèmes inspirateurs, à la façon d’un Wolf (quoique dans un respect moins « serré »), par exemple, dont l’arioso-recitativo n’est d’ailleurs pas loin. De fait, la notice de Carsten Niemann suggère que Sommer ait été en avance sur le Carinthien : mais, comme pour Thuille, leurs Lieder naquirent en même temps, ce qui tend plutôt à penser qu’à s’assumer musicien relativement tard Sommer entra de plein fouet dans une esthétique qui était celle de la jeunesse d’alors plutôt que de se retourner vers feu sa propre jeunesse. En d’autres termes : à cinquante ans, Sommer n’est certes pas un jeune homme mais il est assurément un jeune compositeur.
Sur ce disque, trois « blocs » mènent à la rencontre du musicien allemand. Tout d’abord les Sapphos Gesänge Op.6 conçus en 1884 et 1885 sur des poèmes de Carmen Sylva – autrement dite Princesse Elisabeth Pauline Ottilie Louise zu Wied, reine de Roumanie. Die Blume verbühet auf fliessender Flut se souvient encore de Schumann. Sa tendresse d’écriture rencontre dans le velours du mezzo-soprano Elisabeth Kulman une onctuosité idéale. En revanche, la diction semble un rien molle – le défaut des qualités que sont assurément la rondeur, la douceur et le phrasé. D’emblée se manifeste l’attachement de Sommer pour le violon, dont certaines incises, ici discrètes, épicent volontiers l’orchestration. L’interprétation de Weigle arbore une séduisante fluidité qui sied parfaitement au côté Traüme (in Wesendonck Lieder, Wagner, 1857) de cette pièce. À peine plus véhément – l’orchestre montre une densité fascinante –,Wozu soll ich reden ? affirme un franc romantisme, avec son violon clair comme dans un page straussienne. Par sa vocalité exacerbée comme dans sa tempête orchestrale, Hört mich, Ihr grausamen Götter ! est quasiment un air d’opéra, truffé de wagnérismes. La voix pourrait oser aller plus loin, pourtant, en assumer plus vertement l’angoisse intrinsèque. Au lancinant Nicht lange ist’s her (quelque chose d’un Schubert orchestré par Reger) succède la charmante mélodie, ponctuée par les flûtes, d’Ich singe der Kraft, die die Erde hält et ses allures madrigalistes populaires. Un envoûtant mélisme de hautbois « tristanesque » introduit Weine nicht, weil dich die Götter gesendet, bientôt radicalement modulé par la voix, vers une harmonie plus flottante au fil du recitativo. Le ton funèbre cède peu à peu le pas à une mélancolie moins noire dont l’orchestre réalise le chant. De ces six Lieder, Sebastian Weigle et les musiciens bavarois soignent délicatement les climats, honorent les chatoyants entrelacs chambristes, mais, pour très sûre qu’elle soit, avec des filées d’une infinie joliesse, Elisabeth Kulman s’avère tout de même un peu terne, parfois mielleuse plutôt que nuancée.
Beau parcours que celui des treize Lieder sur des poèmes de Goethe, composés entre 1919 et 1921 par un Sommer en fin de vie. Mignon singst, als Engel angetan et Mignons Sehnen sont ici chantés par le mezzo. Au grand horizon musical du premier, avec ses fines colorations à l’orchestre, la répond par une approche trop lisse assez affectée ; du pathétisme du second elle ferait presque mièvrerie. Encore retrouve-t-on Elisabeth Kulman dans Ach neige, du Schmerzenreiche, plus dans la cuisine du chant que dans le poème, avec le bonheur d’un « das Herz… » à l’aigu souverain.
Les dix autres pages sont dévolues à Bo Skovhus qui se place à l’exact opposé. La saynète König und Floh bénéficie d’une savoureuse verve théâtrale. Aujourd’hui, le vibrato du baryton danois s’avère parfois encombrant, comme dans Der Türmer singt auf der Schlosswarte, mais la couleur vocale est indiciblement flatteuse et convient fort bien à ce répertoire. Comme à son habitude, il rentre littéralement dans le texte, avec cette intelligence particulière qu’on dénomme sensibilité. La ligne de chant est loin d’être parfaite, mais le timbre et le style excusent tout. Comme dans Mailied, vieille chanson tendre qui valse ; comme dans le pétillant Frech un froh, lui aussi dansé, qui rencontre ici une festive élégance de ton.
Contredisant efficacement Odysseus Op.11 (1901, poème de Felix Dahn) où la voix tremblote dangereusement et dont la nasalisation du grave n’est pas très heureuse, Bo Skovhus livre quatre bijoux, avec la complicité du chef. Le mystérieux et sombre Der Fischer révèle une expressivité toujours gracieuse – le moelleux de « Sie sangt zu ihn… », avec son obsédant motif de violon (encore) –, et un phrasé infiniment souple. L’orchestre lorgne vers Tristan, puis cisèle subtilement les inserts solistiques dans une demi-teinte finement travaillée. Des Harfners Gesang offre un bel exemple d’opératique froncement de sourcils, suave déclamation (un peu trop textuel, vraiment) de la harpe sur des rehauts de flûte, tandis qu’An den Mond dessine l’élan mélodique dans l’excellence des vents des Bamberger Sinfoniker, Sebastian Weigle préservant son approche de contrastes trop marqués, avançant un orchestre d’une profondeur soignée jamais trop démonstratif. Le suspens captivant des cinq premiers vers de Symbolum est suivi d’un lyrisme qui bientôt s’emballe vers l’héroïsme, sur des cordes en lavis d’encre. Avec ces sonneries lointaines et proprement debussystes, ce Lied est sans conteste le plus intéressant de ce CD. À l’exquise facilité de l’aigu de Skovhus s’y marie des finasseries de tissage schrekeriennes avant l’heure.
BB