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Chroniques
Harrison Birtwistle
Gawain | Gauvain
Le 20 avril 1994, la BBC s’installait pour un soir à Covent Garden où enregistrer une soirée pas comme les autres, puisqu’il s’agissait de la première de la version définitive de Gawain, opéra d’Harrison Birtwistle commandé par The Royal Opera House qui, trois ans plus tôt, en avait créé la première mouture. Pour son sixième ouvrage lyrique, le compositeur britannique faisait alors appel au poète, dramaturge, scénariste et romancier David Harsent qu’il retrouverait bien des années plus tard pour The Minotaur (Londres, 15 avril 2008) [lire notre critique du DVD] et The Corridor (Aldeburgh, 12 juin 2009). Le goût de Birtwistle pour le conte, qu’il s’agisse de comptines populaires ou de mythologies universelles, se concentre ici sur un épisode initiatique de la légende arthurienne, librement interprétée, qu’encombrait sottement la mise en scène vue au Salzburg Festspiele quelques mois avant la présente réédition discographique [lire notre chronique du 2 août 2013], au point que la connaissance de l’œuvre croît plus à en écouter ce témoignage qu’au souvenir de ladite production.
La complexité du travail motivique, au service d’un vaste rituel musical, trouve en Elgar Howarth un zélateur avisé, à la tête des équipes artistiques de la maison londonienne. Dès la brève Ouverture, le chef révèle la minutieuse construction formelle de cette œuvre envoûtante, s’ingéniant ensuite à « laisser passer » les voix, ce qui est loin d’être évident vu le foisonnement de la fosse, l’extrême tension de l’écriture vocale et les frasques d’un habillage rythmique détonant, véhicule de l’urgence dramatique de l’intrigue – la cour arthurienne est en crise, on l’aura compris. L’incantation, la litanie, l’incessante répétition que font évoluer de menues modifications progressives – le livret avance des cycles d’événements – font le procédé de Gawain où le mystère côtoie ce je-ne-sais-quoi de parodique toujours cher à Birtwistle [lire notre chronique du 1er avril 2011]. Quelques figuralismes souriants traversent la cérémonie, comme les sabots de la partie de percussion qui amorce l’arrivée du Chevalier vert, par exemple, les interludes maniant somptueusement le secret. Magie, sorcellerie, enchantements, prophéties, le surnaturel converge vers le climax de la décollation, que joue diversement chacun des deux actes. Le deuxième précipite l’écoute dans le grondement de l’épreuve et du temps, plus violemment encore que le prélude du premier. Les Voyages successifs se font de plus en plus brutaux, convoquant des sonneries désespérées de cuivres éperdus. Il sera plus juste de parler en fait d’une seule Journey, environ neuf minutes symphoniques parsemées de semblants d’interruptions vocales, révélant les appels effrayés de Gauvin à la Sainte Croix – contrepointés plus tard par les suggestifs chants du coq ! Après les ironiques accents jazzy de la leçon d’amour et la berceuse méandreuse du cymbalum, la sensation d’effondrement du Château d’Hautdésert se fait de plus en plus prégnante via une fragmentation sérielle vertigineuse qui conduit à un indicible déchaînement, accomplissement d’un tour, mauvais ou bon. C’est au cœur de l’incendie que mène cet opéra d’épouvante sacrée au terme duquel survient un calme ennobli par une dispendieuse angoisse.
L’entrelacs redoutable des voix féminines trouve des incarnations louables, rôles écrasants tenus par Anne Howells, en Lady Hautdésert présente et souple, et Marie Angel, Morgane au colorature opulent. La Geneviève de Penelope Walmsley-Clark n’est pas en reste, avec un timbre rond, fort caressant. Jusqu’en ses rôles secondaires, cette distribution ne démérite pas, avec l’Évêque du contre-ténor Kevin Smith et l’Yvain coloré de John Marsden (ténor), entre autres. Saluons le Fou idéalement inquiétant et avantageusement sonore d’Omar Ebrahim (baryton), ainsi que le vaillant Arthur de Richard Greager, incisif et « increvable ». Près de deux décennies avant la réalisation salzbourgeoise évoquée plus haut, la basse John Tomlinson créait le rôle du Chevalier vert : en 1994, l’autorité de cette voix est simplement prodigieuse et le matériau luxueux. Quant au rôle-titre, c’est François Le Roux qui lui donnait naissance. L’inflexion claire du baryton français, toujours subtilement nuancé, sert remarquablement l’œuvre – saisissant « Cross of Christ, save me! »…
La cinquième dorsale de la colonne de Gawain s’intitule Tableaux of the turning of the seasons, rite psalmodié en latin qui prépare le chevalier à son voyage. Outre la prestation investie du Royal Opera Chorus, l’auditeur goûtera cet épisode particulier qui s’enchaîne sans discontinuité (en tapisserie, pour ainsi dire), renforçant à peine ses redondants Requiem de quelques cloches automnales dans la stricte observance de son principe compositionnel. Un petit bijou au sein du grand tout. En résumé ? Un disque indispensable.
BB