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Chroniques
Hector Berlioz
Les Troyens
Présenté en 2000 au Festival de Salzburg, le grand opéra en cinq actes d’Hector Berlioz – presque quatre heures d’une musique achevée en 1858 – rassemble notamment Deborah Polaski (Cassandre / Didon), Yvonne Naef (sœur de cette seconde) et Toby Spence (Hylas, émouvant jeune soldat nostalgique de sa terre). Sylvain Cambreling dirige l'Orchestre de Paris et Herbert Wernicke met en scène cette histoire inspirée au compositeur par sa lecture, dès l'enfance, de L' Énéide de Virgile.
Une scène en demi-cercle incliné, qu’entoure une muraille blanche creusée d'une porte étroite et haute. Après dix ans de siège, Troie voit les Grecs disparaître et abandonner un gigantesque cheval de bois. La foule se réjouit puis se retire, laissant apparaître les cadavres qu'elle dissimulait jusque-là. Cassandre (habits noirs et gants rouges, comme ses compatriotes) prédit cependant la chute de la cité et insiste pour que Chorèbe, son fiancé, parte avant la nuit. Par son arrivée muette et endeuillée, Andromaque, veuve d'Hector, symbolise les douleurs vécues. Les enfants, habillés comme leurs parents, incarnent ces peuples où l'enfance n'existe plus que comme promesse de relève guerrière.
Deuxième acte. Le spectre d'Hector apparaît à Énée pour lui annoncer son destin : il doit partir en Italie y fonder un empire. Les Grecs envahissent la ville et tuent. Devant l'autel de Cybèle, les Troyennes espèrent encore : « Faut-il bannir tout espoir de nos cœurs ? » Oui, affirme Cassandre, car il ne reste qu'une mort glorieuse pour échapper à l'esclavage. Les femmes retirent alors le voile de deuil qui leur couvrait les cheveux depuis le début du spectacle, le transformant en lacet fatal. Cassandre s'enfonce une lame dans le cœur quand les soldats ennemis pénètrent dans le sanctuaire, en quête du trésor.
Troisième acte. On fête autour de Didon la florissante Carthage. La reine flatte les ambitions – « Grands dans la paix, devenez dans la guerre un peuple de héros » –, réclame l'adhésion commune et récompense les méritants. L'assemblée s'étant retirée, sa sœur Anna l'encourage à choisir un nouveau roi pour Carthage ; mais Didon jure fidélité à son époux, mort avant l'installation du peuple tyrien sur la côte africaine. Elle-même une exilée, elle ne peut qu’offrir l'hospitalité aux Troyens en fuite.
Quatrième acte. Au cours d'une chasse royale, dans un décor verdoyant qui tranche avec la blancheur omniprésente, Didon et Énée tombent amoureux et se rapprochent lentement du centre de l'espace. Leur enlacement est tendre et pudique. Plus tard, Narbal, le ministre de la reine, s'inquiète de cette renaissance festive au palais et, à l’instar de Cassandre, annonce des lendemains qui déchantent.
Cinquième acte. Pour les dieux, pour les héros morts à Troie, le leitmotiv est plus que jamais « Italie ! ». Énée doit se résigner à reprendre la mer et Didon, ne parvenant à le retenir, maudit ce « monstre de piété » qui l'abandonne à son sort. Autour d'un chœur de prêtres tenant des flambeaux, elle fait dresser un bûcher pour y brûler les souvenirs troyens. Désespérée, elle se tue avec l'épée de son amant, entrevoyant l'avènement du vengeur Hannibal mais aussi l'apothéose d'une Rome éternelle et d'une Carthage vaincue.
Il y a à prendre et à laisser dans la mise en scène d’Herbert Wernicke.
Si les duos d'amour sont généralement réussis, les passages de chœurs s’avèrent sans originalité – le défilé aux offrandes n'en finit plus et voir trois fois de suite un chœur nombreux piétiner pour gagner les coulisses n'est jamais très élégant. Les petits groupes sont mieux maîtrisés, par exemple la prière à Cybèle (Acte II, scène 2) ou le septuor nocturne (Acte IV). Côté décor, la sobriété s'encombre de carton pâte en arrière plan – inutile colonne symbolisant la prise de Troie, ruine en flamme, vue prophétique de Rome... La disparité des styles de costumes pose aussi problème (un coup chez les GI'S, un coup chez les résistants), mais ce n'est rien à côté de la laideur des robes tyriennes : une bande de satin noir portée en écharpe, avec ceinture dorée et gants fourreau bleus. Bienvenue dans un palais napoléonien de pacotille !
Du coup, on se demande s'il y a mauvais goût involontaire ou cultivé. Car cela soulève le cœur de voir le guerrier Enée vautré sur des coussins et l'orgueilleuse Didon embourgeoiser ses sentiments en constatant que même Andromaque s'est remise en ménage – avec le Grec qui l'a faite veuve, qui plus est. Mais les valeurs chantées sont bien celles du livret : constructeurs, matelots et laboureurs sont le ferment d'une nation forte, la déité est toute puissante, la guerre une fatalité. Celle de 1870 n'est pas très loin, en tout cas...
Heureusement, au milieu de toutes ces idées qui reflètent l'idéologie des classes dominantes, Berlioz se distingue : certaines Troyennes refusent le sacrifice tout comme deux sentinelles (shakespeariennes) hésitent à gagner l'Italie puisque « la femme n'est point rude ici pour l'étranger »... Dans ces passages, l'individu – même s'il est honni par la communauté – peut manifester sa singularité, ne pas endosser seulement un rôle social à l'image d'une Didon qui se prépare à mourir en disant : « ma carrière est finie » – drôle de réplique pour le parangon des amoureuses du répertoire ! Et puis, il y a ce regret que confie Énée à son fils : « D'autres t'apprendront à être heureux, je ne t'apprendrai que les vertus guerrières et le respect des Dieux. » Le clou est enfoncé.
LB