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Chroniques
Hector Berlioz
Les nuits d'été Op.7 – Roméo et Juliette Op.17
Roméo et Juliette se veut une symphonie dramatique, c'est-à-dire une forme pas vraiment définie qui n'est certainement pas l'opéra mais pas non plus l'oratorio ou la cantate, et dont on pourrait dire qu'elle rejoint en un certain sens ce que Wagner demandait à l'orchestre d'assumer dans ses ouvrages. On le sait, Hector Berlioz est LE compositeur littéraire, n'ayant pratiquement jamais produit une œuvre qui ne comporterait d'indication programmatique. Entre les Symphonie fantastique, Symphonie funèbre et triomphante, Lélio, Harold en Italie, et jusqu'à la Grande Messe des morts dont quelques passages sont dictés directement par l'autorité du texte liturgique, imposant son programme, là encore, et des œuvres pour le théâtre, il a tourné le dos à la tradition classique, qui ne désignait ses créations que par leur forme et leur numéro au catalogue de l'auteur, et réalisé avec génie la rencontre de la poésie, bien sûr, mais aussi de la peinture, du roman, du théâtre, de la sculpture, avec la musique. C'est parler un peu vite, mais l'idée même du troisième mouvement de Roméo et Juliette est tout aussi radicale : une scène d'amour sans que les protagonistes émettent un son, avec pour seul medium – ô combien inépuisable ! – l'orchestre, avec ses mariages de timbres, ses effets, son nerf, son électricité, mais aussi ses troublants silences... en 1838 !
Berlioz est grand lecteur, et qui plus est fréquente les théâtres. Son inspiration se trouvera régulièrement fécondée par Goethe, Shakespeare, mais aussi par de grands destins, comme celui du Christ, celui de Cellini, et ceux de la mythologie grecque. Autour de la parution qui nous intéresse ici, rappelons qu'on lui doit Tristia d'après Hamlet, une ouverture pour Lear, un épisode de La Tempête, et surtout Béatrice et Bénédict, son dernier opéra, d'après Much Ado about Nothing ; c'est dire l'importance de sa rencontre avec l'univers shakespearien.
En 1967, Pierre Boulez abordait la musique de Berlioz par Les nuits d'été à Cleveland. Il dirigeait les musiciens de l'Opéra dans la cantate La mort de Cléopâtre, en octobre 69 à Paris. Ce répertoire, qu'à priori on aurait pu lui croire étranger, ou tout au moins lointain, il continuera de l'explorer régulièrement dans les mois qui suivront. C'est une époque que beaucoup de commentateurs ont oubliée, ou n'ont tout simplement pas connue, et sur laquelle certains n'ont pas eu la curiosité de se documenter. Il est pourtant fort passionnant de constater que Boulez, tout en servant la musique de son temps, faisait entendre Purcell, Vivaldi, Albinoni, Gabrieli, Monteverdi, Bach, Händel, Telemann, Schütz, alors que la renaissance du goût pour la musique baroque en était à ses balbutiements, tout autant Mozart, Gluck, Haydn, et Beethoven, servant ainsi la production classique, mais aussi Schumann, Mendelssohn, Saint-Saëns, Weber, Brahms ou Schubert, ne dédaignant pas non plus le romantisme. Lorsqu'on connaît l'exigence qu'il s'imposa toujours, on regrette de n'avoir pas été en âge de suivre l'activité si éclectique de ces années-là. C'est à Cleveland, fin novembre 1970, qu'il donnera pour la première fois Roméo et Juliette, les solistes étant alors Anna Reynolds, George Shirley et Thomas Paul. On retrouvera Berlioz souvent dans ses programmes, avec des extraits des Troyens à New York dès 1971, son répertoire s'élargissant peu à peu (et Sony en publia quelques témoignages réunis dans un coffret) avec l'ouverture de Benvenuto Cellini, Harold en Italie à partir de 1973, Damnation de Faust, Symphonie fantastique, promenant Roméo et Juliette dans deux tournées, celle du BBC Symphony Orchestra au Japon en 1975, et quelques semaines plus tard celle du New York Philharmonic en Europe (qui ne passa pas par Paris...). Il y eut même un Requiem, avec Alexander Young et l'Orchestre de la BBC, à Leeds le 13 avril 1974.
Aujourd'hui, Deutsche Grammophon commercialise un enregistrement de Roméo et Juliette effectué en mai 2000 avec l'Orchestre et le Chœur de Cleveland. À ceux qui continuent de croire à un Boulez froidement analytique, il conviendra de faire entendre cette version chaleureusement analytique, mieux encore : sensuellement précise ! Tout y est dramatique, plein d'esprit, surprenant, vivant. On retrouve l'élégance du Bal de la Fantastique en 1997 dans la Grande Fête chez Capulet, par exemple. Enfin, que dire de l'extrême expressivité du 6ème mouvement ? Il y a quelques mois paraissait la version live de Colin Davis, plus mobile dans les tempi, moins dans l'intensité, vivante à la surface, alors que la lecture de Boulez, moins directement spectaculaire, se construit en profondeur, en évitant tout emphase. Mélanie Diener s'avère remarquable, ainsi que Kenneth Tarver, déjà présent dans la version évoquée, d'une vaillance appréciable. Une réserve, cependant : la basse Denis Sedov, pas toujours très fiable, surtout dans Le Spectre de la rose des Nuits d'été où la phrase est tirée vers le bas systématiquement. On a pu reconnaître l'indéniable qualité de timbre de ce chanteur, mais aussi l'inégalité de ses prestations. Il propose un Laurence tout à fait honorable, bien qu'un peu truqué.
Pierre Boulez ne mésuse d'aucun effet, sans rien oublier, à la tête d'une formation parfaitement équilibrée.
BB