Chroniques

par laurent bergnach

Hector Berlioz
Les Troyens

2 DVD Opus Arte (2013)
OA 1097 D
Hector Berlioz | Les Troyens

Entre mars 1848 et octobre 1854, Hector Berlioz (1803-1869) entreprend l’écriture de ses Mémoires, publiées seulement en 1865, avec plusieurs ajouts et précisions [lire notre critique de l’ouvrage]. De même que le chapitre XLVIII renseigne le mélomane sur la « chute éclatante » de l’opéra Benvenuto Cellini (1838) – « on fit à l’ouverture un succès exagéré, et l’on siffla tout le reste avec un ensemble et une énergie admirables » –, le dernier chapitre l’informe sur la genèse des Troyens. Encore blessé par l’accueil réservé à son premier ouvrage lyrique mené à terme, objet d’incompréhension et de cabale, Berlioz craint un nouvel échec pour celui inspiré par Virgile et Shakespeare. Il écrit :

« depuis trois ans, je suis tourmenté par l’idée d’un vaste opéra dont je voudrais écrire les paroles et la musique, ainsi que je viens de le faire pour ma trilogie sacrée : L’Enfance du Christ [son opus 25, créé sous le pseudonyme de Pierre Ducré à Paris, le 10 décembre 1854]. Je résiste à la tentation de réaliser ce projet et j’y résisterai, je l’espère, jusqu’à la fin. Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve jusqu’à l’évidence que les Parisiens le trouveraient ennuyeux et fade ».

« Hélas ! non, je n’ai pas résisté », précise pourtant le musicien dans une note ajoutée en 1858, alors qu’il vient tout juste « d’achever le poëme et la musique des Troyens,opéra en cinq actes ». Entre la rencontre décisive avec la princesse de Wittgenstein, à Weimar, qui le décide à se mettre à la tâche, et un brouillon de courrier pour l’Empereur Napoléon III daté du 28 mars 1858, la partition a donc nécessité « trois ans et demi de corrections, de changements, d’additions ».

Mais l’ouvrage est mis en quarantaine… De son vivant, Berlioz n’en verrait que la seconde partie, Les Troyens à Carthage, présenté au Théâtre-Lyrique le 4 novembre 1863. S’il note quelques sifflets dans la salle et des injures dans la presse, ces agressions gratuites sont balayées par « plus de cinquante articles de critique admirative ». La création complète a lieu dans une version allemande, au Hoftheater de Karlsruhe, en décembre 1890. Réputé injouable de par sa durée – bien relative, comparée à Meistersinger ou Guillaume Tell –, Les Troyens est depuis régulièrement servi par des metteurs en scènes efficaces, tels Yannis Kokkos [lire notre critique du DVD].

Le 25 juin 2012, au Royal Opera House (Londres), c’est David McVicar qui fait partager sa vision de l’œuvre, d’abord dans un univers oppressant et grisâtre, qui tient du bâtiment civil (HLM, usine) et militaire (bunker, navire), puis dans la cité lumineuse de Didon, ocre et orangée. Vêtus de somptueux costumes, les protagonistes emmènent le spectateur de la fin du XIXe siècle (la guerre) à une époque plus indéfinie, comme édénique (l’amour). Expressif et accentué sans excès, Antonio Pappano dirige avec fluidité ce monument lyrique dans la lignée de Gluck. Réglé par Andrew George, le ballet s’avère attrayant.

La princesse de Wittgenstein avait menacé Berlioz, hésitant devant la somme de travail, de lui fermer sa porte s’il avait la faiblesse « de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre ». Son entêtement permet à deux artistes magnifiques de montrer, une fois encore, tout leur talent : Anna Caterina Antonacci, mezzo investie aux nuances infimes – dont on connait l’aisance dans la langue française, depuis Carmen [lire notre critique du DVD] –, puis Eva-Maria Westbroeck, toute en opulence, souplesse et tendresse, qui émeut par cette fragilité naturelle qu’elle abrite toujours – avec, là aussi, une diction impeccable.

Globalement efficace, Bryan Hymel (Énée) présente cependant quelques soucis passagers (nasalisation, engorgement, grave terne). On lui préfère Fabio Capitanucci (Chorèbe), délicat, direct et velouté. Hanna Hipp (Anna) offre un chant impacté et incisif, tandis que celui de Barbara Senator (Ascagne) est juvénile à souhait. Brindley Sherratt (Narbal) manque ni de souffle ni de présence, mais sans éclipser l’extraordinaire Ed Lyon (Hylas) qui possède toutes ces qualités en plus d’une douceur infinie. Ji-Min Park (Iopas), Ashley Holland (Panthée) et Jihoon Kim (L’ombre d’Hector) s’en sortent bien – même si ce dernier est parfois instable, à chanter à plat ventre.

Grâce à deux documentaires non sous-titrés, on découvre Pappano présentant l’œuvre au public en compagnie d’Alexandra Deshorties, Bryan Hymel et du pianiste Mark Packwood (17’) ; de même Es Deblin évoque-t-elle son décor devant la maquette de ce dernier (4’). [distribution DistrArt Musique]

LB