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Chroniques
Henry Cowell – Sergueï Prokofiev
pièces pour piano
C’est durant l’été 1943, alors que la Russie a retourné la situation militaire à son avantage, que Sergueï Prokofiev (1891-1953) reprend l’écriture de Cendrillon, ballet interrompu en 1941 pour s’atteler à l’opéra Guerre et paix (1946) [lire notre chronique du 4 juin 2020]. La première a lieu le 21 novembre 1945, au théâtre Bolchoï (Moscou) où se confirme l’aisance du compositeur à faire danser, sur les traces des parisiens Chout ou Le bouffon (1921), Pas d’acier (1927), Le fils prodigue (1929) et Sur le Borystène (1932) – Roméo et Juliette (1938) ayant, pour sa part, été d'abord présenté à Brno (Tchécoslovaquie). À La Gazette de la station (29 mars 1945), le compositeur expose comment lui-même et Nikolaï Volkov, auteur d’un argument inspiré par le conte popularisé par Perrault, se sont concentrés sur l’aspect dramatique du ballet :
« Nous avons voulu que le spectateur voie dans les artistes non seulement des personnages qui dansent, mais aussi des hommes et des femmes qui sentent et éprouvent des sentiments humains, afin que les peines et les joies des acteurs ne les laissent pas indifférents. Je me suis efforcé de révéler dans les danses la poésie de l’amour de Cendrillon et du Prince, qui est le centre du sujet et du canevas musical » (in Michel Dorigné, Serge Prokofiev, Fayard, 1994).
Près de cinquante numéros forme une partition qui « refuse toute complication » – pour citer le biographe –, dont Prokofiev va tirer trois suites symphoniques (les opus 107, 108 et 109) mais surtout, avant elles, trois adaptations pour piano : Trois pièces Op.95 (1942), Dix pièces Op.97 (1943) et Six pièces Op.102 (1944). Ces dernières ne suivent pas le récit, agencées pour resplendir au concert. Wilhem Latchoumia, qui a enregistré ce programme sur un Steinway, à l’Arsenal de Metz (2018), a souhaité revenir à une narration, quitte à donner ces dix-neuf extraits dans le désordre – Gavotte Op.95/2, Querelle Op.102/3, etc. Et puisqu’un effet miroir peut être enrichissant, l’ancien élève d’Helffer et d’Aimard a glissé, ici et là, quelques pages conçues entre 1917 et 1929 par un pionnier de la modernité, le Nord-américain Henry Cowell (1897-1965) [lire notre critique du CD] :
« Afin de rythmer le récit, j’ai intercalé, au sein du ballet, quatre pièces de Cowell. Chacune d’elles symbolise le passage d’une scène-clé à une autre. Aeolian Harp, par exemple, marque l’arrivée de la marraine. Les trois notes énoncées dans The Banshee font écho aux douze coups de minuit et The Tides of Manaunaun illustre l’arrivée au château. Enfin, The Fairy Bells accompagne l’épilogue ».
D’emblée, le pianiste lyonnais communique son plaisir à jouer Prokofiev, un créateur fréquenté depuis plusieurs années, maintenant [lire notre chronique du 29 janvier 2011]. Tout particulièrement, on aime la grande délicatesse de certaines pièces, une tendresse qui s’accompagne souvent de mystère. Technicien émérite, Latchoumia fait aller de pair tonicité et nuance, jusqu’en certains pianississimo charnus. Et s’il convoque le contraste, c’est sans heurt. On apprécie également son choix de Cowell – l’étrangeté s’ajoute à une dramaturgie réussie – dont l’interprétation est digne d’éloges. On redécouvre sous un jour ancestral une page d’avant-garde, Aeolian Harp (1923), tandis que The Banshee (1925) glace le sang comme jamais auparavant.
LB