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Chroniques
Hugo Wolf
Orchesterlieder
Une fois de plus, à l'écoute de ce disque, l'on remarquera à quel point Hugo Wolf, contrairement à la plupart des compositeurs de Lieder, s'est évertué à respecter toujours les poèmes pour lesquels il avait décidé d'écrire – on ne peut pas dire dans son cas mettre en musique, puisque l'invention qu'il fait naître trouve sa source précisément dans la musique des vers eux-mêmes. Que Schubert, Schumann ou Brahms aient souhaité répéter tel mot, telle phrase, inverser une strophe, deux rimes, trancher ou ajouter, dans les textes qui les inspirèrent, n'érige certes pas en règle absolue leurs procédés. Et Wolf, plus que tous proche de la déclamation, semble vouloir dire que si l'on s'empare de l'œuvre du poète, c'est dans quelque espoir d'y transcender son propre art plutôt qu'avec la prétention de magnifier la poésie. Pourtant, prétentieux et emporté, Wolf l'était, comme en témoignent les critiques qu'il publia tantôt ; mais, intelligent et sensible, il savait également reconnaître la qualité d'un texte et s'en remettre à elle. Qu'on ne s'y méprenne pas : sa musique ne s'efface pas, mais fait acte d'amour sans mutiler son partenaire, chacun s'en trouvant élevé plus certainement.
De ses quelques trois cents Lieder, Hugo Wolf en orchestra vingt-quatre, et ce sont eux que nous pouvons apprécier ici. En précisant que Mörike et Goethe inspirèrent les plus beaux, on rejettera toute glose. Formidablement diversifiées, avec une inventivité et un sens de la couleur inouïs, il serait injuste de limiter la définition de ces orchestrations à leur seule influence wagnérienne. Indéniablement, Wolf sut écouter attentivement le vieux maître de Bayreuth, sans que son génie l'assourdisse, si bien qu'ici l'on rencontrera les parfums de Weber, les méandres de Liszt, les souffres de Berlioz, sans compter qu'en homme de son temps, le compositeur croise une démesure mahlérienne et de ces chatoiements parfois proches de Zemlinsky.
Prometheus, sur le poème de Goethe, donne son titre au disque. Certes plus accrocheur, l'écoute révèle qu'il aurait pourtant été plus justifié d'attirer l'attention de l'auditeur sur les trois Harfenspieler, véritable sommet de ces enregistrements. Ils forment une sorte de mélodrame indépendant pour lequel Kent Nagano ménage une articulation sensible, main dans la main du baryton Dietrich Henschel qui nous fait prodigieusement toucher chaque mot, chaque idée, chaque intention, par une interprétation raffinée et intelligence, servie par une maîtrise technique – les redoutables chromatismes du II – et un grand sens de la couleur. Que peut-on écouter après cela ? Il faut bien le dire : Henschel ne possède pas l'autorité requise pour Prometheus ; c'est une question de format vocal, et s'il le fait au disque, même tendu, on n'imagine pas du tout qu'il puisse le réaliser en salle, partant que l'orchestre est ici fort chargé.
Aussi, cette clé de voûte n'ouvre-t-elle pas directement le CD, et c'est tant mieux ! Par les treize Mörike-Lieder, nous entrons progressivement dans l'univers d’Hugo Wolf. Bien qu'accusant de plus en plus, au fil du temps, sa tendance à écraser le grave, Dietrich Henschel use une fois de plus d'une expressivité remarquable, dès l'inquiet Denk es, o Seele. Après le jeu délicat sur les timbres, parfaitement rendu par les musiciens du Deutsches Sinfoniorchester Berlin, le chanteur pénètre discrètement les sinueuses hésitations d’Auf ein altes Bild, contemplation pleine de danger ; mais là encore, la voix s'égare en un aigu disgracieux – wonnesam, par exemple. Karwoche démontre un généreux engagement dans l'interprétation, et l'on pardonnera quelques impuretés vocales, tant nuance et intelligence du texte sont au rendez-vous. Particulièrement inspirée se révèlera Neue Liebe, sorte de monologue d'opéra. Si Wo find ich Trost convainc, le haut-médium et l'aigu sont décidément malmenés dans Seufzer dont ils nous font oublier le propos. Enfin, on saluera la réelle et belle prise de risque du baryton dans les longues phrases étirées d’An den Schlaf.
Ce programme alterne les voix, convoquant celle du soprano Juliane Banse, lumineuse dansGebet, qu'elle dépose avec délicatesse et pudeur, comme le solo de violon que Nagano n'a cure de trop montrer. On regrettera cependant un Schlafendes Jesuskind éthéré, sans expressivité, même si le chant y est irréprochablement conduit. La chanteuse semble s'être réservé pour mieux nous surprendre dansIn der Frühe, d'un lyrisme affirmé, où elle réveille un éventail de nuances tout à fait probant. Idéale dans l'intimité de Gesang Weylas, elle communique exquisément la fraîcheur de Er ist's. Dans In dem Schatten meiner Locken, l'un des quatre extraits du Spanisches Liederbuch, placés ici comme une étape plus légère dans un parcours au romantisme sombre, Juliane Banse use d'une tendre espièglerie, mais reste absente du Mignon de Goethe. On préfèrera son Anakreons Grab, plus senti.
Après un anodin Wenn Du zu den Blumen gehst, un Wer sein holdes Lieb verloren délicieusement aigre-doux, Dietrich Henschel, sans oublier de nuancer, se montre vaillant dans Herz verzage nicht geschwind, ces trois mélodies étant tirées du Spanisches Liederbuch. Dans les Goethe Lieder, on vérifiera cette superbe – ce chien, pourrait-on dire – dans l'infernal Der Rattenfänger qui, d'une certaine manière rejoint l'effrayant Der Feuerreiter (de Mörike), conçu pour chœur et orchestre (plage 7), autre pic de ce disque dont Nagano défend théâtralement la démesure en faisant sonner le moindre détail d'une trame incendiaire.
BB