Chroniques

par étienne müller

Ignacy Jan Paderewski – Karol Szymanowski
pièces pour piano

1 CD Polymnie (2010)
POL 151 274
Paderewski – Szymanowski | pièces pour piano

Magistral acte militant et vibrant manifeste en faveur de la nation polonaise ! En effet, si la renommée de Karol Szymanowski est désormais établie, Ignacy Jan Paderewski (1860-1941) reste très largement méconnu. Pourtant, son commotionnel Concerto pour piano, aux exhalaisons languides et éthérées, rivalise sans peine avec ceux de Grieg et Scriabine. Voici un programme cristallisant à merveille la troublante personnalité de ce musicien attachant, humble et tourmenté. « Un homme authentique » en vérité, ancré dans les combats et déchirures de son temps : pianiste, concertiste et homme politique acquis à la cause nationale (ce que relève pertinemment la très instructive notice d'accompagnement).

Citons le compositeur lui-même : « je crois que la pierre renferme déjà la sculpture, et les sons ne demandent qu'à être assemblés en drame ». Parfaite définition de son œuvre ! Il est difficile de rattacher ce romantique en politique à un courant musical précis, tant ses harmonies en perpétuel miroitement lui sont personnelles. Le présent disque a pour objet d'offrir un florilège de pièces pour piano d'une difficulté terrifiante, au langage mélancolique et nostalgique, souvenir d'un paradis perdu. David Leszczynski témoigne d'un art impressionnant à la hauteur du défi. Par-delà la rigoureuse unité architecturale qui les sous-tend, le pianiste épouse avec pugnacité, brio et panache l'extrême complexité des pages sélectionnées, leur atypique polymorphisme, leur dimension cyclothymique. Tour à tour méditatif, rageur, révolté (Mazurka Op.9 n°3) ; primesautier, badin, enjoué (Polonaise Op.9 n°9) ; encore nerveux, extraverti, frondeur (Cracovienne fantastique Op.14) ; enfin enamouré, langoureux et enjôleur (Chant d'amour Op.10).

Sans conteste, les foisonnantes Variations et fugue Op.23 font le sommet de l'album. D'une trentaine de minutes, cette micro-symphonie est l'âme même du poète polonais : ombre et lumière, tempête et calme serein, réflexion apaisée et furieux orage... sur un sentier broussailleux. Une musique de flux et de reflux, à l'image d'un ressac orchestral, jouant fabuleusement sur des harmonies brisées : par instants, le souffle du magnifique cycle La maison dans les dunes de Gabriel Dupont se fait sentir. Voici même un joyau de la littérature pianistique, mesurable à la Sonate en si mineur de Liszt ou la Grande Sonate en mi bémol mineur de Dukas. Quel syncrétisme musical dans la présente interprétation ! On y décèle d'allusives références à Reger, Busoni, Liszt encore (Bagatelle sans tonalité).

Leszczynski aménage des passerelles, de secrètes affinités avec des esthétiques contrastées, n'en déplaise à l'excessive modestie de Paderewski lui-même qui prétendait ne révolutionner en aucune façon la musique – « je n'ai rien d'un génie ou d'un démiurge ». Quelle extraordinaire maîtrise du maillage contrapuntique serré, des volutes et des arabesques, quelle ivresse chromatique exacerbée, habitée d'un sens inné de la pulsation rythmique ! Que louer le plus chez ce pianiste ? La netteté des attaques, les appoggiatures hoquetantes et claudicantes (Variations et fugue), un idéal de clarté et de raffinement, une virtuosité sachant s'effacer lorsqu'il accule l'instrument dans ses ultimes retranchements, les étincelantes guirlandes d'arpèges ?

Dans ce contexte, les monotones Variations sur un thème folklorique de Karol Szymanowski apparaissent un tant soit peu en retrait – péché véniel, sans doute. Aucun mélomane ne fera, quoi qu'il en soit, l'économie du grisant marathon Paderewski, où les thèmes se pourchassent, se croisent et s'entrechoquent sur un tempo effréné. Paraphrasons un autre grand musicien polonais, Mieczysław Karłowicz, et nommons cet album Chant de l'éternelle inspiration.

EM