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Chroniques
Igor Stravinsky
The Rake’s Progress | La carrière d’un libertin
En juin 1735, alors que vient d’être votée une loi qui protège la propriété artistique – laquelle porte son nom –, le peintre et graveur londonien William Hogarth (1697-1764) fait paraître huit planches intitulées A Rake's Progress (La carrière d’un roué). Quelques années après l’édifiant A Harlot's Progress (La carrière d'une prostituée), on y découvre les aventures du jeune Tom Rakewell depuis l’instant où il hérite d’un riche marchand avare jusqu’à sa fin dans une maison de fous. Tout heureux de sa prospérité, il paye d’abord pour se débarrasser d’une jeune fille enceinte à qui le mariage était promis, puis s’entoure d’une assemblée de flatteurs à son domicile (avec Porpora au piano, ce rival d’un Händel défendu par Hogarth) ou des débauchés typiques d’une taverne. Détroussé d’un côté, harcelé par ces créanciers de l’autre, Tom entame sa chute que ne freinera pas même son mariage avec une vieille borgne fortunée ni la fréquentation de cercles de jeu.
C’est en visitant une exposition consacré au satiriste et moraliste anglais, à Chicago, que Stravinsky trouve l’idée d’un nouvel opéra au livret élaboré par le poète et dramaturge Wystan Hugh Auden et Chester Simon Kallman, en toute liberté. Ainsi, pour incarner toutes les tentations du jeune héros, ils inventent le diabolique Nick Shadow – dont le patronyme rappelle assez qu’on perd toujours à lâcher la proie pour l’ombre, comme nous l’enseignait déjà Ésope avec son chien qui porte de la viande. The Rake’s Progress est créé au Teatro La Fenice (Venise) le 11 septembre 1951, sans grand succès semble-t-il, du fait d’une distribution inégale et d’une direction incertaine par le compositeur lui-même – une déception qui n’attend pas le mélomane aujourd’hui, les magnifiques London Philharmonic Orchestra et The Glyndebourne Chorus jouissant de la conduite sans faille de Vladimir Jurowski.
Au milieu des années soixante-dix, John Cox, directeur des productions de Glyndebourne, fait appel au peintre David Hockney pour donner corps à une nouvelle réalisation pleine d’humour (vente aux enchères, etc.). L’Américain retourne aux originaux d’Hogarth tout en les pastichant, mais sans débordements inutiles, comme il l’explique humblement : « Ce n’est pas le boulot du décorateur de donner vie à un opéra. […] La musique vous dit exactement où intervenir, à condition d’écouter précisément. Et si tout cela se fait, alors on en retire une sensation d’harmonie à laquelle le public réagit d’instinct ». Nous avons apprécié son univers, certes ornemental et artificiel, qui favorise lignes, hachures et quadrillages.
Reprise pour la cinquième fois depuis 1975, aux grandes heures de Felicity Lott et Samuel Ramey [lire notre critique du DVD], cette production rencontre le public venu dans l’East Sussex, au mois d’août 2010. Un nouveau couple l’enchante : Miah Persson (Anne Trulove), qui séduit par la sombre fraîcheur d’un chant agile au legato nourri, et Topi Lehtipuu (rôle-titre conscient de son ennui décadent), particulièrement en forme. Clive Bailey (Trulove) présente du creux pas désagréable tandis que Matthew Rose (Shadow) s’avère sonore et stable – qui rappelle, même s’il se venge bassement ici, ce diable dupé dans Tcherevitchki [lire notre critique du DVD]. À sa ligne de chant régulière, Elena Manistina (Baba la Turque) ajoute présence et naturel. Susan Gorton (Mother Goose), l’incisif Graham Clark (Sellem) et Duncan Rock (gardien de l’asile) complètent efficacement la distribution.
LB