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Chroniques
Igor Stravinsky
œuvres pour orchestre
Chacun pourra reconnaître à quel point le monde du conte, du mythe et de la fable, de L'Oiseau de Feu au Sacre en passant par Petrouchka ou Œdipus Rex et toutes sortes d'autres animaux, est omniprésent dans l'œuvre de Stravinsky, en digne élève qu'il est de Rimski-Korsakov, auquel il emprunta, soit dit en passant, pour la mélodie de son Rossignol quelques notes d'un thème du Coq d'Or – fort prisé d'ailleurs puisqu'on le retrouvera dans un épisode des Cloches de Rachmaninov. Debussy parlait du maître russe comme d'un patron de cirque : on pourra au moins lui accorder des qualités d'éleveur de légendes et de montreur de chimères.
Le Scherzo Fantastique Op.3 écrit en 1908 tandis que son vieux maître se mourait, ouvre ce disque. On connaissait par Pierre Boulez une version de 1978 avec le New York Philharmonic d'une sonorité plus droite, moins fantastique précisément, et le concert d'octobre 1994 à la Salle Pleyel à la tête d'un Orchestre de Paris qui en ces années n'était pas au mieux de sa forme pour servir cette page. Par le présent enregistrement (un mois plus tard), on redécouvre enfin tout le relief et la gamme d'effets de cette partition, son climat à la fois mystérieux, grouillant et un brin démoniaque, proche des poèmes symphoniques composés dans la même décennie par Anatoli Liadov.
En 1911, Stravinsky rédigeait une très brève cantate pour chœur d'hommes, Le roi des étoiles (Zvezdoliki), et la dédiait à Debussy qui s'en vit offrir le manuscrit à titre de chaleureux hommage par le jeune sauvage écrivant en même temps ce terrible Sacre qui allait provoquer les tonnerres que l'on sait. Les tonalités, traversées par l'orchestre fort étendu que convoque cette pièce, qui ne croisent jamais les mêmes eaux que les phrases de chœur, la division de ce chœur en deux groupes à quatre voix, en font une œuvre redoutable pour ses exécutants, et l'on se souvient d'un concert où Boulez la dirigeait avec le Chœur de la RTF, en français, pour une réalisation certes pleine de bonne volonté mais des plus désastreuses (Théâtre des Champs-Élysées, en 1963 : une galette souvent diffusée sur les ondes).
Si l'on put entendre le Chœur de la BBC en donner une fort belle lecture sous sa battue en janvier 1997, Boulez n'avait pas encore gravé cet ouvrage. C'est donc une première, et bienvenue, puisque ici la précision du Cleveland Orchestra Chorus est simplement stupéfiante, et l'accentuation du mystère par un lento pris au pied de la lettre des plus tendues qu'on put imaginer. Les audaces (on ne les retrouvera dans l'écriture vocale de l'auteur qu'à la fin des années quarante avec Threni, ou Requiem Canticles à son crépuscule) nous en semblent de ce fait vertigineuses : une belle réussite ! Huit ans après Rossignol, Stravinsky tirait de son opéra une sorte de best of en forme de poème symphonique qui fit et continue de faire une grande carrière. C'est sans conteste la pièce qu'il aura été le plus loisible d'entendre au fil des concerts bouléziens ces dix dernières années. Le disque nous en révèle une fois de plus l'effervescence rythmique et la magie des alliages de timbres. Il reste cependant en deçà pour l'énergie de la version donnée lors des concerts du Gustav Mahler Jugendorchester en 2000, bien que tout y soit plus soigneux.
Enfin, ayant commencé par les frémissements du scherzo, ce disque se boucle avec les ruses du Diable de Ramuz par la suite de concert tirée de L'Histoire du Soldat. C'est l'occasion de goûter les qualités des solistes du Cleveland Orchestra et de se replonger dans cette fable macabre ici interprétée avec une sorte de hargne rarement rencontrée. Délicieuse et malsaine séduction des trois danses, orgie jazzy de la Danse du Diable aux sonneries de klaxons et de fanfares de tavernes, Choral joliment ironique, c'est en vrai conteur que Pierre Boulez s'y distingue. Il signe là un fort beau parcours qui complète sa déjà vaste discographie stravinskienne.
BB