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Chroniques
Igor Stravinsky
Apollo – Agon – Orpheus
Durant toute sa carrière, Igor Stravinsky devait accorder une large place au théâtre dans sa musique. À vingt-six ans, il signe son premier opéra, Le Rossignol, suivi deux ans plus tard par un ballet qui allait ouvrir une belle collection et surtout le faire connaître à Paris, grâce à Diaghilev : L'Oiseau de feu. Suivraient les célébrissimes Petrouchka et Le Sacre du Printemps, autant d'immersion dans le rêve d'un passé slave idéalisé. Pour la scène lyrique, l'européen Stravinsky livre Renard en 1915 et Les Noces en 1917, dernière œuvre tournée vers la Russie, un tournant décisif se démarquant dès L'histoire du soldat de Ramuz (d'après un conte russe collecté par Afanassiev), un an après la Révolution. Et parce que le compositeur est bien de ceux qui évoluent très vite, son engouement pour le répertoire baroque et pour le jazz, suscité par la déception ressentie après les premiers espoirs qu'avait fait naître en lui l'avènement d'un nouveau régime dans son pays natal qu'il ne reverrait que quarante-trois ans plus tard (il irait fêter ses quatre-vingt ans en URSS), produirait le ballet chanté Pulcinella dès 1919, revisitant des airs de Pergolesi. À la demande de Diaghilev, il réorchestre La belle au bois dormant de Tchaïkovski deux ans après, et s'engage en 1926 dans la belle aventure d'Œdipus Rex, opéra latin de Jean Cocteau d'après Sophocle.
Un an auparavant, l'américain Stravinsky avait rencontré le chorégraphe pétersbourgeois George Balanchine (Balantchivadzé de son vrai nom, d'origine géorgienne), danseur aux Ballets Russes, et de cette rencontre naîtraient plusieurs collaborations importantes, dont la première, Apollo, est la réponse du musicien à la commande d'Elisabeth Sprague Coolidge qui finançait le Festival de musique contemporaine de Washington (Library of Congress) ; à ce titre, elle commanderait également les Chansons madécasses à Ravel, son Quatuor à cordes n°5 à Bartók, et de nombreuses autres œuvres importantes à Hindemith, Prokofiev, Malipiero, etc. Dans la même veine néo-grecque qui nourrissait Œdipus Rex, Stravinsky évoque ici la naissance d'Apollon à Délos, et son enseignement des muses Calliope, Polymnia et Terpsichore. Composée de juillet 1927 à janvier 1928, cette œuvre pour orchestre à cordes connaîtrait un vif succès dès sa première parisienne (12 juin 1928), l'auteur lui-même en attribuant tout le mérite au talent du danseur Serge Lifar et à la chorégraphie de Balanchine, Adolphe Blom ayant réalisé la création américaine quelques mois plus tôt. Naxos propose ici un enregistrement effectué parRobert Craft à la tête du London Symphony Orchestra en 1995 ; comme à son habitude, le chef sait mesurer toute la clarté d'une œuvre encore mal-aimée, tout en y sculptant, par son exécution, un certain relief, dans un ambitus restreint garant d'un équilibre précieux et d'une élégance délicieuse.
Le théâtre, toujours le théâtre : ballets ou opéras occupent plus que jamais le néoclassique Stravinsky, avec Le baiser de la fée (1928), Perséphone (1933), Jeu de cartes (1936), les brefs Oiseau bleu (1941) et Circus Polka (1942) – ballet pour un éléphanteau –, jusqu'au grand Orpheus. Si le thème antique de cette nouvelle collaboration avec Balanchine puise son sujet dans la mythologie, le ballet, dont l'idée fut soufflée au compositeur par le chorégraphe en 1946, se tourne délibérément vers Monteverdi, trouvant alors à s'interroger sur la nature humaine et sa créativité, à l'inverse du film que réaliserait Cocteau trois ans plus tard, plus grec que grec dans une sorte de tourisme contemporain. C'est dans un grand mystère que Craft en introduit la première scène, Lento sostenuto, dans un climat désolé que l'Air de Danse ne contredira pas vraiment. Le chef américain souligne ici à juste titre la gravité d'une œuvre plus secrète qui bénéfice de la maîtrise de la maturité jusqu'en ses moindres choix instrumentaux (en 1947, Stravinsky a soixante-cinq ans). Ainsi, la Danse de l'Ange de la Mort fait-elle froid dans le dos, sans pour autant user d'effets identifiables comme horrifiques. C'est même dans un certain hiératisme que Craft prend l'Interlude entre les deux scènes, avant d'engager une Danse des Furies inquiétante. Plus directement dramatique dans le dernier Interlude (deuxième scène), sa lecture bondit dans la précision des pizz' d'un dernier pas où la sauvagerie du Sacre est latente, avant de retrouver dans la brève Apothéose le tout premier motif du Lento initial, venu fermer la danse en gelant le mythe. La grande tenue et la pertinence du climat de cette version en fait sans conteste la plus recommandable aujourd'hui.
« Orphée est à tel point un chant mimé qu'il me paraît inévitable que ma prochaine œuvre soit un opéra », écrivait Stravinsky après la première. Et il se plongerait en effet trois ans durant dans la composition de Rake's Progress, son dernier opéra, créé à La Fenice en septembre 1951. Les vingt dernières années de sa vie seront jalonnées de plusieurs œuvres d'inspiration spirituelle, comme les Requiem Canticles ou les Canticum Sacrum, les Lamentations de Jérémie, Anthem, Le Déluge, Abraham and Isaac, et de quelques adieux (Dylan Thomas, Raoul Dufy, Kennedy, Huxley, Eliot), dont l'ultime ballet grec, Agon, rompt l'austère couleur. Commencés en décembre 1953, la partition serait créée en concert par Robert Craft lui-même à Los Angeles, en juin 1957, pour le soixante-quinzième anniversaire du compositeur ; le ballet serait ensuite créé en décembre de la même année, par Balanchine, une nouvelle fois. Le sujet avoué étant un tournoi de danse, Agon ouvrait la porte à la pure abstraction, aucun livret ne venant dicter la moindre dramaturgie. Ici, Stravinsky convoque un très grand orchestre qu'il utilise dans des alliages timbriques délicats et inattendus, expérimentant peut-être l'ombre de la mélodie de timbres tout en détournant des séries manifestes. Rapide, l'interprétation qu'offre ce disque impose une présence déroutante, urgente, pourrait-on dire, fort bien servie par les musiciens de l'Orchestra of St Luke's (captés en 1992).
BB