Chroniques

par bertrand bolognesi

Igor Stravinsky
Le sacre du printemps – Mavra

1 CD Budapest Music Center (2006)
BMC 118
Igor Stravinsky | Le sacre du printemps – Mavra

En 1910, alors qu'il travaille à L'oiseau de feu, Igor Stravinsky a la vision d'une cérémonie festive et païenne : « de vieux sages, assis en cercle, observant une jeune fille dansant jusqu'à sa mort. Ils l'ont sacrifié pour apaiser le dieu du printemps ». En découlerait Le sacre du printemps, ballet créé le 29 mai 1913 à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées. Il est aujourd'hui fort drôle de constater que c'est en cherchant à renouer avec une Russie barbare d'avant Pierre le Grand, donc dans une volonté rétrograde, que Stravinsky crée Le sacre, Renard et Noces, qui développent cette modernité antagoniste qui ferait le grand scandale parisien d'avant-guerre. Par la suite, insistant sur le caractère instinctif de cette « musique indigène », le créateur a souhaité minimiser les emprunts traditionnels, confiant à Robert Craft que « la seule véritable mélodie populaire de la partition est le solo de basson aux notes élevées, qui ouvre l'œuvre ». Pourtant, comme Bartók ou Kodály, Stravinsky a une vraie passion pour l'authentique musique populaire et les preuves en sont nombreuses : photographie où on le voit noter la mélodie d'un moujik aveugle, correspondance avec sa mère au sujet de chants caucasiens, etc. Difficile, alors, de croire à de simples réminiscences inconscientes, d'autant qu'en analysant son carnet d'esquisses, la version autographe du Sacre parue en fac-similé, on remarque combien les premières inspirations doivent à des chants lituaniens ou encore à une moisson qu'avait déjà réalisée Rimski-Korsakov en son temps, et comment, à l'aide de remplacements, de découpes, de fondus, le créateur transformait une matière brute en chef-d'œuvre rythmique et harmonique, avec une liberté réjouissante.

Indéniablement, Le sacre du printemps gagne à être exécuté par de jeunes instrumentistes, comme en témoignait la lecture du Gustav Mahler Jungenorchestrer dirigé par Boulez et nous le rappelle cette interprétation de Péter Eötvös à la tête de la Junge Deutsche Philharmonie. Avec une prise de son d'une fidélité redoutable (on entend jusqu'aux bruits de clés des bois), cet enregistrement nous plonge au cœur du rite. L'Introduction de L'adoration de la terre laisse progressivement sourdre le sacré, le chef y profitant minutieusement des timbres sans rien précipiter. On observera la belle pâte des accords obstinés de la Danse des jeunes filles, s'imposant dans une certaine épaisseur. Pourtant, Eötvös n'y cède pas au spectaculaire, menant une vision solidement construite jusqu'à des déchaînements profonds, cette machine évolutive n'accusant aucune sècheresse à ses diverses ponctuations néanmoins violentes. Le rapt s'adonne à une réelle sauvagerie, servie par une sonorité opulente au très grand souffle. Les Rondes de printemps révèlent ensuite des tendresses insoupçonnées, l'incise déflagrante des cuivres et des timbales contredisant les flûtes évanescentes. Après un farouche Jeu des rivales, la Procession s'annonce mère de tous les dangers, le chef concluant L'adoration sur une demi-teinte d'une surprenante subtilité avant de lâcher bride à la puissante Danse conclusive de cette première partie du ballet. Après le mystérieux accordéon imaginaire du début de l'Introduction du Sacrifice, il nous fait goûter les arcanes harmoniques dans tous leurs raffinements, jouant sur la nudité saisissante des trompettes bouchées sans jamais concéder sur son exigence de tension – une tension qui avance, tapie dans l'ombre d'autres ressources narratives. Et si le Cercle des adolescentes semble en suspendre le cours, le vigoureux piétinement de la Glorification de l'élue nous replace fermement dans ce paysage extrêmement chargé. Lorsqu'auront retenties les salves et percussions solennelles de l'Évocation des ancêtres dont les Rites laisseront planer leurs lourds secrets, l'ultime épisode consommera enfin ses longs préparatifs en un âpre Sacrifice dont Péter Eötvös sut aviver le désir, sans pour autant trop jouer sur les contrastes entre les différents mouvements. Seul bémol à cette gravure : les cordes, et en particulier les cordes graves, ne sont pas toujours irréprochables.

Lorsque la Révolution d'Octobre éclate à Saint-Pétersbourg, Stravinsky vit en Suisse, à une centaine de kilomètres à vol d'oiseau d'un certain Zurichois dénommé Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine ! Plein d'espoir en la nouvelle Russie, il n'entreverra pas immédiatement que son avènement ne signifiait pas l'affirmation de cette identité touranienne rêvée par les cercles slavophiles qu'il fréquentait. Sa grande déception aura finalement la force de le détourner de ses racines, et le compositeur regardera bientôt obstinément vers l'occident, ceux de la Commedia dell'arte ou du Jazz. En 1922, Mavra, son opera buffa en un acte inspiré de La petite maison de Kolomna de Pouchkine (génialement adaptée par Boris Kochno), cristalliserait cet arrachement sur un mode en apparence léger (il ne s'accorderait plus que le bref Scherzo à la russe en 1945) ; en apparence, car c'est à travers un retour à une tradition russe occidentalisés que s'opérait ce volontaire reniement ; comme tout adieu, Mavra regarde donc vers les futures œuvres non-russes de Stravinsky.

À la tête du Göteborgs Symfoniker, l'Orchestre National de Suède, Péter Eötvös livre une version alerte et facétieuse de cette sympathique mascarade amoureuse – qui se souvient avantageusement des Symphonies d'instruments à vent conçues quelques mois plus tôt – dont il souligne le bel impact théâtral. À l'autorité idéale de Liudmila Chemtschuk dans le rôle de la mère – belle assise grave et phrasé charnu – répond le timbre chaleureux de Lilli Paaskivii dans le rôle de la Voisine. Valery Serkin s'avère un Hussard flamboyant, vaillant et généreusement lyrique, ce qui n'exclue pas certaines fins de phrases en voix mixte d'une remarquable douceur dans le second duetto ; on regrettera seulement unvibrato par moment un peu fatigué. Enfin, la Paracha de Maria Fontoch offre un aigu facile et un médium souple au service d'un chant toujours efficacement expressif.

BB