Chroniques

par françois jestin

Jérôme Pesqué
Régine Crespin – La vie et le chant d’une femme

Jérôme Pesqué (2021) 636 pages
ISBN 978-2957686-2-09
La carrière du soprano Régine Crespin, contée par l'excellent Jérôme Pesqué

Quand un Nîmois raconte une Nîmoise…
Passionné d’opéra, notre confrère Jérôme Pesqué, musicographe et rédacteur en chef du magazine en ligne ODB-Opera.com, est bien nîmois. Quant à Régine Crespin, si elle est née à Marseille, l’entrée Nîmes de l’abécédaire présentée en fin d’ouvrage rappelle un extrait d’une de ses interviews : « ville qui m’est si chère, puisque toute mon enfance s’est déroulée dans son auguste sérénité (…) Je me sens toujours Nîmoise de cœur ». Cette nouvelle parution, somme de 636 pages, s’attache à la carrière professionnelle du soprano disparu en 2007 et s’articule autour, non pas d’une, mais de deux manières de biographie de l’artiste.

C’est en effet d’abord son parcours qui est déroulé depuis la naissance (1927), puis les jeunes années et le premier opéra en tant que spectatrice, Lohengrin en 1940 à Nîmes. La même œuvre verra ses débuts officiels en Elsa dix ans plus tard, à Nîmes également. Les rôles s’enchaînent alors, parfois rapidement, dans différents théâtres : Desdemona et Tosca (fin 1950), puis on la voit, par exemple, à Paris en 1951 pour Tosca salle Favart et Elsa salle Garnier, soit l’année qui suit immédiatement ses débuts ! Première Sieglinde à Nice en avril 1953 et première Kundry un mois plus tard à Lyon ! Rôles, voyages, carrière et bientôt la gloire qu’aucune autre chanteuse française n’a connue depuis. Par exemple, à l’occasion de sa Tosca à Garnier en 1964 : « hier dans la Tosca, vingt-six rappels (…) “Crespin ! Crespin !”, scandait la foule pendant plus d’un quart d’heure à la fin du spectacle ». Ou encore quand elle chante Pénélope de Fauré au Colón de Buenos Aires, théâtre certainement le plus cher à son cœur et auquel elle est restée fidèle : « la foule se levait en criant à chaque entracte ».

Sous forme de biographie parallèle, l’auteur a assemblé une Chronologie de carrière, fruit d’un formidable travail de recherche qu’on imagine entre rat de bibliothèque et inspecteur de police. Cette partie représente à peu près la moitié de l’ouvrage et enchaîneles représentations successives auxquelles prit part la diva (ou pas, en cas d’annulation, également relaté). Chaque spectacle – titre, dates, lieu, distribution vocale – est souvent agrémenté de critiques de journaux, passionnantes et parfois croustillantes. Comme à Nice en février 1955, après une Carmen le dimanche après-midi, voici Faust en soirée avec Crespin en Marguerite : « tous les grands airs aimés et fredonnés du public ont été bissés ». À propos de sa Vestale (Spontini) à New York en 1963, le critique du New York Times écrit laconiquement « l’opéra était totalement rasoir. Régine Crespin était exceptionnelle », puis quelques mois plus tard dans la même ville, l’avis du journal The Village Voice sur Hérodiade de Massenet est d’un tranchant que l’on a plus l’occasion de lire de nos jours : « l’opéra est quand même du Massenet de second ordre, ce qui veut dire du quatrième ordre sur l’échelle actuelle du répertoire standard… ». Le Metropolitan Opera aura été, très loin devant l’Opéra national de Paris, la maison d’élection de la cantatrice française. Bien sûr, quelques avis plus vachards apparaissent dans le lot, certains à propos de son physique – « femme imposante et belle », « silhouette ample et sculpturale » – ou de son déclin vocal au cours des années soixante-dix. On suit ainsi, au fil du temps, les très grandes incarnations de sa carrière, la Maréchale, les emplois wagnériens qui lui ouvrent les portes de Bayreuth – Elsa, Kundry, Sieglinde et Brünnhilde (elle assure ces deux rôles en alternance au Met’ en 1968… quelle folie !) – ou encore les deux prieures de Dialogues des Carmélites – Poulenc avait écrit pour elle Madame Lidoine, mais c’est en Madame de Croissy qu’elle remporte ensuite un succès encore plus vif. Le chemin s’achève au Palais des Congrès de Paris (puis à Clermont-Ferrand) en 1989 avec un petit papier du regretté Luc Décygnes (aussi amateur de ballet, comme son pseudonyme l’indique !), critique du Canard enchaîné : « la Comtesse, notre Régine plus Maréchale du Rosenkavalier sur le retour que vieille emmerdeuse excentrique. Mais qu’importe, elle est divine, la Régine ».

Le critique du Canard n’est pas le seul à nous avoir quittés depuis la mort de Régine Crespin, beaucoup de proches de la diva l’ayant même rejointe très récemment (Gabriel Bacquier, Janine Reiss, Mady Mesplé, Andréa Guiot, André Tubeuf), et ce livre est aussi l’occasion de leur rendre hommage. Sans tomber dans une nostalgie trop envahissante, il témoigne également d’un véritable âge d’or de l’opéra, avec certains de ses usages désormais révolus. L’époque est certes passée, mais la passion demeure chez de nombreux lyricophiles. Aussi Jérôme Pesquéa-t-il préparé et participé à un hommage rendu par la ville de Nîmes à la cantatrice, en sa présence, en avril 2000, dont le livre reproduit le verbatim des échanges lors de la rencontre publique. Les questions sont posées par l’auteur, par son épouse Emmanuelle et par quelques personnes du public.

Tout lyricomane a forcément une relation à Régine Crespin, que ce soit au disque – y a-t-il meilleur CD que ses mythiques Nuits d’été et Shéhérazade dirigées par Ansermet ? – ou bien à la scène, pour les plus âgés d’entre eux. Pour ma part, je l’ai vue distiller ses conseils lors de classes de maître et fus très surpris, choqué même, par le contraste entre la ligne vocale élégante et séduisante que je connaissais au disque et le grave extrême de son parler (il est vrai qu’Isabelle Masset évoque dans le livre « sa voix parlée de baryton basse » !). Je l’ai vue aussi sur la scène du Châtelet en 1985 dans Le médium et j’en garde un souvenir un peu… obscur qui colle finalement bien à l’opéra de Menotti. Et puis, nous en parlions au siècle dernier entre (plus) jeunes, Régine Crespin devait se produire en juin 1989 dans la Comtesse de La dame de pique au Palais des Congrès de Paris. On y va ou pas ? Bof, ce sera terrible dans cette salle, et sonorisé en plus … quelle horreur ! Donc, on n’y va pas… regrets éternels !

FJ