Chroniques

par bertrand bolognesi

Jörg Widmann
Freie Stücke – Sieben Abgesänge auf eine tote Linde – Oktett

1 CD NEOS (2010)
NEOS 10923
Jörg Widmann | œuvres pour ensemble

Du bref parcours initial d’harmoniques feutrés, où des effets de glassharmonica dessinent le daguerréotype d’une Alpensinfonie à peine suggérée, nait le chant contrit des vents. Après une brève ponctuation de percussion-bois en asymptote, à peine soulignée d’un glissando de contrebasse, le deuxième morceau s’ouvre dans une lente « dégringolade » ligétienne, pianississimo : en effet, outre ce je-ne-sais-quoi de toujours cristallin dans la facture de Jörg Widmann, l’omniprésence de micro-intervalles (associée plus tard à d’autres aspects) « tapissant » de subtils lontano désigne à plusieurs reprises Ligeti comme ombre tutélaire de ces Freie Stücke de 2002.

Tandis que des effets d’appeau en renchérissent l’emphase, un jeu discret sur le non-fixé destabilise les repères dans l’aura des gongs. L’épisode III frotte sournoisement ses attaques où bientôt s’appuie un choral à la limite du saturé, puis un étonnant solo de violon, d’une grande tendresse lyrique. Après le lointain écho dont s’en fait la trompette, voire l’embryonnaire réminiscence qu’en partagent les cordes, une volubile vocalise lance la quatrième pièce, voyageant parmi les bois sur une contrebasse et un violoncelle en rageurs col legno ponctués de percussion-claviers. À ce passage (le plus bref du cycle) succèdent souffles et vrombissements, imités par les tremolos des cordes sul ponticello, posant en principe la non-fixation des rythmes après celle des hauteurs (II). Au mouvement le plus ligétien (VI) font suites les borborygmes graves – violoncelle, contrebasse, contrebasson et clarinette basse sont copieusement sollicités – et la volière aigue d’un tragique continuo (VII) conclu par une brève mélopée de basson, puis le bondissement rythmique déchaîné de la huitième pièce, sur un ostinato « méchant » col legno. Le neuvième chapitre fait voyager son motif incisif dans les pupitres jusqu’à créer un effet de klaxon qui rappelle l’ouverture du Grand Macabre ; survient une pulsation « jazzique » avec sonneries idoines, vite enfouie dans l’escalier idiomatique. Retour aux célestes sifflements de glassharmonica, en pédale immuable, pour l’ultime morceau qui superpose au parfum d’Alpensinfonie des premiers pas le lyrisme violonistiques du volet III.

Ce disque enregistré en août 2009 au studio de la radio de Zürich par l’ensemble Collegium Novum Zürich (dirigé par le compositeur, pour Freie Stücke) montre trois facettes de la musique de Widmann. Après ses emplois et inscriptions dans ce que l’on pourrait appeler la « tradition contemporaine », il aborde l’héritage romantique avec Sieben Abgesänge auf eine tote Linde, un opus écrit en 1997 (le musicien avait alors vingt-quatre ans) pour évoquer la disparition d’un tilleul millénaire frappé par la foudre, en plein concert. Suite à l’événement, survenu à Münsing, la poétesse Diana Kempff écrivit des vers qu’avec grandes souplesse et sensibilité chante le soprano ukrainien Olga Pasichnyk, accompagné par le violon, la clarinette et le piano. Cette déploraison commence par une mélopée hiératique, bientôt gagnée par le drame. Le troisième envoi déjoue le triste sort de l’arbre sur un rythme faussement anodin mais rituel, tandis que le lyrisme s’impose dans un climat de fête étrange. L’urgence d’Aber sie kommen se fait véritable tragédie miniature, soudain « consolée » par Und wenn der Tod so kommen mag, sorte de ballade ancienne, presque « rustique ». L’orage gronde dans les figuralismes tant vocaux qu’instrumentaux de la pénultième mélodie, effrayant, et enfin la mémoire de l’arbre atteint d’autres cieux dans l’énigmatique suspens d’In den Bäumen sind unsere Seelen gewessen, tendrement expressif, qui prolonge sa méditation bien au delà de l’écoute qu’on en peut avoir.

Écrit en 2004, Octuor (pour clarinette, cor, basson, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse) s’inscrit clairement dans la référence à un genre où s’illustrèrent ses grands aînées Beethoven (1792), Schubert (1824) et jusqu’au plus récent Hindemith (1958), autant de « protections » sous lesquelles est placée son Intrada. On rencontre bientôt une emphase brahmsienne qui porte le mouvement à un rang quasi symphonique. Le Muenuetto s’amorce dans une élégance toute straussienne que module bientôt une saveur proche de Berio revisitant l’histoire de la musique. Lied ohne Worte enlace de provisoires résolutions où le chant se cherche, pourrait-on dire, sans parvenir jamais à se préciser vraiment – sans doute le moment le plus lyrique du CD, par-delà une relative austérité de ton, magnifiquement servi par les instrumentistes de Collegium Novum. Surgit soudain un violon stravinskien, rejoint par un cor schubertien : le bref Intermezzo se déploie, avant l’attaque – ligétienne, une nouvelle fois – d’un Finale d’abord assez proche des Freie Stücke, et qui poursuit ensuite de malignes dislocations.

BB