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Chroniques
Jörg Widmann
pièces pour piano
Il y a quelques mois, notre média présentait le passionnant enregistrement de Fabio Romano qui croise des opus de Robert Schumann à deux pièces de Jörg Widmann. Paru en 2010 chez WERGO, le label des éditions musicales Schott qui publie les partitions du compositeur bavarois, ce disque dessinait les arcanes d’une filiation volontiers revendiquée, comme Mozart et Debussy [lire notre chronique du 25 novembre 2007 et du 11 septembre 2006] – référence tout récemment ravivée par la création française du trio Es war einmal… par l’auteur et ses amis Tabea Zimmermann et Dénes Várjon [lire notre chronique du 11 mars 2016]. Tandis qu’à Palerme le pianiste vient d’interpréter les Elf Humoresken, en cet avril qui fait fête à cette musique (une dizaine d’œuvres seront jouées au fil de vingt concerts à Bamberg, Cologne, Dortmund, Freiburg, Heidelberg, Karlsruhe, Liège, Mannheim, Stuttgart, Vicence, Vienne, Zurich, etc.), il n’est jamais trop tard pour revenir sur un CD coproduit par le Bayerischer Rundfunk et NEOS en 2013.
Cette fois, le pianiste est Jan Philip Schulze, tantôt applaudi aux côté du soprano Annette Dasch [lire notre chronique du 10 mars 2007], de défendre le répertoire pianistique du Munichois. On retrouve Fleurs du mal, grande page échevelée que concevait un musicien passionné par Baudelaire il y a vingt ans. « Ce fut un immense défi de traduire ces vapeurs vertes et empoisonnées de la littérature en un monde sonore pianistique », confie-t-il à Markus Fein dans la brochure d’accompagnement. Des jeux de rythmes évoquent par imitation certains vers particulièrement emblématique de cette intime préhension. Sous les doigts de Schulze, on retrouve l’inspiration drue de cette méditation violente, pourrait-on dire, dans une lecture plus contrastée qui souligne tant la tourmente romantique que le pressentiment symboliste [lire notre critique du CD de Romano].
La présente galette respectant l’ordre chronologique, elle propulse l’auditeur dans le très bref Fragment en ut écrit en hommage facétieux à Wilfried Hiller (autrefois professeur de composition de Widmann), pour ses soixante ans. En 2001, les effets de résonnances inhabituels que l’on rencontre dans les pièces actuelles sont déjà de la partie. Tandis que s’échappe dans le lointain un salut à la diaphanéité troublante, Toccata (2002) affirme au contraire une facture relativement explosive, cependant assez aérienne dans cette interprétation. La même année apparaît Lichstudie III qui, comme son titre l’indique et malgré une attaque similaire à Toccata, presque brute, trouve son envol dans la fréquentation des arts plastiques – souvenez-vous, deux ans plus tard Widmann collaborait avec Anselm Kiefer pour la première d’An Anfang à l’Opéra national de Paris [lire notre entretien et notre chronique du 13 juillet 2009]. Lichstudie III absorbe l’écoute, l’invite dans ses clairs-obscurs, sorte de palais intérieur qu’érige l’austérité des secrets. Voilà dix-sept minutes proprement fascinantes !
« Il y a quelque chose qui se détraque dans cette pièce – une boîte à musique cassée, un carillon malade » : ainsi Jörg Widmann décrit-il Kinderlied (chanson d’enfant), la première de ses Onze Humoresques de 2007. « Je pars à la recherche des gestes schumaniens à ma manière toute personnelle ». Chemin d’innocence qui s’égare, danger de l’esprit de fantaisie (Intermezzo et Mit Humor und Feinsinn), emphase d’un chant simple qui pourtant se renonce (Lied im Traume), intrusif presque-rien (Fast zu ernst), invocation comme improvisée (Abfangs lebhaft), fragment de souvenir (Waldszene), mélancolie nauséeuse (Zerrinnendes Bild), obsession campanaire (Glocken), cataclysme à la ligne claire (Warum ?), sfumato saupoudré d’un glas fatigué (Choral), autant de déclinaisons d’un sujet indicible, croit-on, où l’on admire la dynamique très savante de Jan Philip Schulze. Ces deux pages (Lichstudie III et Elf Humoresken) constituent une plongée sans filet dans l’univers de Jörg Widmann.
BB