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Dossier
Jörg Widmann | Am Anfang
portrait du compositeur autour d’une œuvre
C'est autour d'une œuvre, Am Anfang, qui sera créée le mardi 7 juillet à l'Opéra Bastille (représentations jusqu'au 14 juillet) que nous avons le plaisir de rencontrer Jörg Widmann (remercions notre interprète, Verena Metz). Grand interprète des concerti pour clarinette du passé et créateur de ceux d’aujourd’hui, le musicien allemand s’essayait à la composition dès 1984, à l’âge de onze ans, et sera plus tard l’élève de Heiner Goebbels, Hans Werner Henze et Wolfgang Rihm. Depuis un an et demi, il enseigne lui-même la composition à l'Institut für Neue Musik de la Musikhochschule de Fribourg. Le créateur inscrit désormais de nombreux opus à son catalogue, souvent créés par des chefs prestigieux tels Pierre Boulez, Kent Nagano, Christian Thielemann ou Jonathan Nott.
Avec Absences, Chants de prison et Das Gesicht im Spiegel, ce n’est pas la première fois que vous écrivez pour le théâtre. Mais Am Anfang a-t-il quelque chose à voir avec le théâtre ?
En fait, nous abordons un genre qui n’existe pas. Am Anfang, c’est à la fois plus qu’une installation et moins que du théâtre. Ce n’est pas non plus un opéra, puisqu’il n’y a pas de chanteurs. Les textes empruntent à l’Ancien Testament, et particulièrement au Livre d’Isaïe. Ce sont des textes très sombres, apocalyptiques, même.
Le projet était annoncé dans l’optique d’une installation, c’est-à-dire une œuvre à venir voir et entendre dans une déambulation libre. Est-ce encore le cas maintenant ?
Nous avons finalement choisi d’installer le public. Le spectateur sera confortablement assis dans son fauteuil, face à la scène, comme d’habitude au théâtre. On parlera plus justement d’une représentation que d’une installation. Bien que j’aimais beaucoup cet aspect du projet, il n’y a plus l’idée de disposer d’un temps personnel pour apprécier l’œuvre. Il faut garder à l’esprit que nous sommes dans une maison d’opéra et non dans un musée d’art contemporain, une galerie, un atelier ou un de ces lieux au départ dévolus à des missions non culturelles (souvent de nouvelles friches industrielles, d’ailleurs) qu’a investis la création artistique. À l’Opéra Bastille, le côté installation ou performance d’art contemporain a peut-être moins sa place. Si Anselm Kiefer n’avait pas décidé d’utiliser la scène elle-même, sans doute aurions-nous développé un travail dans la direction originelle du projet. Cela dit, le public sera dans son fauteuil, oui, mais l’action scénique ne lui sera pas imposée comme c’est le cas au théâtre ou à l’opéra. La mise en scène n’a rien de revendicatif dans le sens où elle chercherait à le manipuler. Certes, le temps pour appréhender la pièce n’est pas libre – il s’agit bel et bien d’une œuvre qui a une durée (environ 75 minutes) –, de même que l’angle pour la voir – personne ne pourra se lever pour tourner autour d’une des massives tours de Kiefer, par exemple –, mais nous espérons affranchir le public des rites du spectacle et qu’il reçoive Am Anfang avec sa sensibilité plutôt que comme un mur de jugement esthétique comme c’est le cas à l’opéra ou au concert. Le fait théâtral n’est pas ce qui importe le plus. Le spectateur doit s’émanciper des conventions et interpréter lui-même, sans que nous osions prévoir quelles pourront être ses réactions.
Aux deux femmes présentes sur scène avez-vous attaché une certaine action musicale ?
Normalement, à l’opéra, je chercherais un impact instrumental qui corresponde à ces deux personnes. Mais ici, je me suis efforcé de ne pas réagir. Il y a cet accord important dont Kiefer a beaucoup parlé, lorsque Lilith arrive. Ce n’est pas un leitmotiv comme chez Wagner, mais juste une sonorité, une couleur. Cet intense moment de théâtre, nous ne l’avons pas doublé de façon consciente.
Dans ses notes d’intentions, Anselm Kiefer précise qu’il souhaite occuper toute les possibilités de la scène de Bastille – on pourrait dire des scènes de Bastille –, y compris les dégagements prévus pour les décors et les espaces que le spectateur ne voit pas mais dont il connaît l’existence. Votre orchestre se déploie-t-il de façon comparable en dehors de la fosse ?
Au début de l’élaboration, nous envisagions de placer des musiciens dans la salle. Il y aurait eu plusieurs groupes d’instruments, comme un concertino éclaté çà et là dans la partie habituellement réservée au public. Puis Anselm Kiefer a entendu à Vienne la création d’Armonica par les Wiener Philharmoniker que dirigeait Pierre Boulez. Armonica a complètement bouleversé sa conception. De là vint son désir que nous utilisions un grand orchestre symphonique. Il s’en est justifié en disant qu’il n’avait pas envie d’un orchestre pour recourir à sa puissance, à l’autorité qu’il impose, mais bien au contraire pour la variété des pianissimi qu’il peut explorer. De fait, cette préciosité, cette douceur, cette fragilité du son du grand orchestre me fascinent, si bien que cette option m’a immédiatement séduit.
Rencontrera-t-on, dans votre nouvelle œuvre, un recours à l’électronique ?
Non. Y avait-il des prises électriques au commencement (rires) ?... Bien sûr, la partition regorge d’effets qui sont bien de notre temps.
En cela, vous êtes en accord avec le travail de Kiefer : l’extrême sophistication de la création en elle-même mais non des médiums qu’elle convoque, puisqu’il utilise de la terre, de la salive, des cheveux, du sable plutôt qu’une technologie de pointe.
Exactement. C’est pourquoi j’ai voulu que chaque son vienne de l’homme ou soit tiré de la nature. C’est un aspect essentiel du projet.
Vous faites appel ici au grand orchestre ainsi qu’à la clarinette, à l’accordéon et au glassharmonica – comme dans Armonica qu’ici même nous avions entendu il y a deux ans. Qu’est-ce qui vous attache à cet instrument rare ? Que vous offre sa sonorité ?
À l’Orchestre Philharmonique de Vienne, il y a les hautbois légendaires, tout ce merveilleux pupitre de vents viennois, et Christa Schönfeldinger qui joue divinement le glassharmonica. C’est une musicienne formidable. Elle m’a joué l’Adagio de Mozart… J’aurais pu pleurer : se rencontraient alors le génie de Mozart, d’avoir imaginé cette pièce pour un tel instrument, et son talent à elle de le jouer de cette manière. Du coup, j’ai voulu écrire une œuvre concentrée sur le glassharmonica qui, depuis, continue de me fasciner. C’est l’instrument le plus fragile (en français), littéralement : il est en verre ! La caractéristique des trois solistes choisis – clarinette, accordéon et glassharmonica – est de pouvoir développer le son à partir d’un rien pour le mener vers de larges proportions. J’aime la clarinette pour cela : je suis assis sur cette chaise, dans mon coin, mais la sonorité se diffuse dans toute la pièce.
Depuis combien de temps êtes-vous en relation avec Anselm Kiefer ? Comment s’est passée votre première rencontre ?
Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, j’ai joué une de mes œuvres devant Kiefer. Il faut savoir qu’il a toujours refusé de travailler avec Gerard Mortier. Pourtant, après avoir entendu cette pièce, il est allé lui-même lui dire : « Maintenant, je fais un projet pour vous mais avec cette musique-là ». Et depuis, la collaboration a commencé. C’est un travail extraordinaire, vraiment, même si je ne vous cache pas que ce n’est pas facile. Les deux formes d’art sont diamétralement opposées. Kiefer montre quelque chose qui ne se développe pas, un état arrêté, ou la description d’un état, si vous voulez. La musique, par nature, se développe dans le temps. Sur ces questions, lui et moi avons échangé une importante correspondance (dont quelques extraits seront publiés dans le programme de salle) où l’on voit bien que deux artistes désirent une seule et même chose mais rencontrent des difficultés car ils viennent de points radicalement opposés.
C’est par son imagination que l’amateur d’art fait bouger l’œuvre plastique qu’il regarde, pourtant arrêtée dans le temps. La confrontation de votre musique et de l’œuvre de Kiefer tiendrait-elle de cette démarche du spectateur qui, par l’imagination fait se mouvoir en son intimité le symbolique ?
C’est, pour moi, une question essentielle que vous posez là. Dans la confrontation de deux arts, l’un peut-il transformer l’autre, comment transforme-t-il l’autre, etc. ? Les pièces de Kiefer sont imposantes. Des tours massives, de lourds piliers. Mon approche se fait par le contraire. C’est par le pianissimo que j’appréhende ce monumental omniprésent. De même n’y aura-t-il pas du tout de musique rapide. La lenteur s’est faite la règle de mon approche. Si je conçois moi-même un opéra, je le fais selon d’autres critères de tension et d’intensité. En voyant les images, les représentations plastiques de Kiefer, je me suis adapté au point de considérer qu’il serait totalement faux de développer mon médium selon des critères personnels. Tout est forcément différent que si j’étais seul à l’œuvre. Un point est important pour nous deux : l’idée que l’homme est une machine imparfaite qui doit toujours recommencer. Un espoir survient, grandit et inévitablement s’effondre. Regardez la partition : à la fin, vous voyez, cela devient tout petit, très fin… et l’on expire. C’est, selon moi, la vie d’un son – c'est-à-dire un début suivi d’un effacement –, mais sur 75 minutes. Aussi y a-t-il cent débuts à cette partition. Ne s’appelle-t-elle pas Am Anfang ?
Au delà du projet qui nous occupe aujourd’hui, quelle est votre relation avec les autres arts ? Comment vivez-vous avec la peinture en particulier ? Qu’est-ce qui vous inspire ?
Les autres formes d’art sont primordiales pour moi. Et de tous les temps ! Lorsque j’écris pour le cor, par exemple, je pense aux bruns brûlés de Rembrandt. Les innombrables papes hurlant que l’on rencontre dans l’œuvre de Francis Bacon sont une grande source d’inspiration. Mais la littérature est encore plus importante.
Quelle littérature ?
Baudelaire ! Je voudrais apprendre le français afin de pouvoir lire Baudelaire dans le texte. Les plaintes d’un Icare, en français, ce doit être merveilleux, n’est-ce pas ? Il y a aussi Rilke et, bien sûr, Hölderlin.
Avez-vous des affinités avec les auteurs contemporains ?
La poésie m’est essentielle. Je place les poètes bien au-dessus des romanciers et des novélistes. Mon opéra Das Gesicht im Spiegel fut conçu avec Roland Schimmelpfennig à Berlin. C’est un auteur remarquable qui a beaucoup écrit pour le théâtre. Cette collaboration fut extrêmement riche ; une collaboration à l’ancienne, induisant un librettiste et un compositeur. En comparaison, Am Anfang n’a vraiment rien de classique. C’est un grand défi !
Cela me rappelle le passé, lorsque je travaillais pour le théâtre parlé, à Munich, notamment pour Dieter Dorn et des pièces d’Euripide et de Shakespeare. C’était souvent un cauchemar : je livrais une musique pour tel texte, et soudain, à la répétition suivante, le metteur en scène décidait qu’on ne le dirait pas, ce qui rendait inutile ma musique. Jusqu’hier, nous avons travaillé de la même façon. Je vous laisse imaginer les obstacles rencontrées… Maintenant, il n’y a plus de modifications – enfin !
Le travail d’Anselm Kiefer interroge la culture allemande. Quel est, en tant que compositeur mais aussi en tant qu’interprète et en tant qu’homme, votre rapport au passé ?
Typique de sa génération, Kiefer pose des questions au passé sans jamais donner de réponses. Si moi je pense au passé, c’est forcément au passé musical. Pas uniquement à la musique allemande. Dans mes œuvres, on peut entendre que j’aime beaucoup la musique française, mêlée à une certaine tradition allemande dans laquelle je suis né. Schumann est un dieu ! Il y a beaucoup de liens musicaux entre les Allemands et les Français. Schumann fut le premier en Allemagne à comprendre le génie de Berlioz. Mais Berlioz – et on le voit dans ses orchestrations – était le premier en France à comprendre le génie de Weber. Debussy, qui était le génie absolu de l’instrumentation, a dit en son temps que si nous pouvions penser faire aujourd’hui une bonne instrumentation, c’était parce que Weber avait fait le travail cent ans plus tôt. De même que Stravinsky, qui haïssait la musique allemande, a dit de Weber qu’il était l’ambassadeur de toute la musique. Réaliser qu’à cette époque existait un véritable échange entre musiciens français et musiciens allemands me touche beaucoup. Cette compréhension mutuelle me fascine. Aujourd’hui, je peux recenser plus d’influences françaises que d’allemandes dans le travail des jeunes musiciens allemands. J’aimerais qu’un auditeur français prenne conscience de cette influence dans mon œuvre, car elle est indéniable [lire notre chronique du 25 novembre 2007]. Cette modernité de Debussy, sa liberté de ne pas développer, d’éventuellement développer quand on ne s’y attend plus, ou d’abandonner le motif, se retrouve chez Kiefer.
Kiefer intrique son engagement humain à ses préoccupations esthétiques. Vous avez autrefois côtoyé Hans Werner Henze – et vous avez adapté ses Chants de prison – dont on sait les prises de positions politiques dans les années soixante. Qu’est-ce que c’est, pour vous, aujourd’hui, l’engagement ?
J’ai fait des études auprès de Henze. Les Chants de prison étaient un exercice que nous avons fait ensemble, à cette époque, que maintenant je trouve plutôt mauvais, je l’avoue. Cela n’a de valeur qu’à titre d’exercice de composition. Henze fut un vrai maître pour tout ce qui concerne les questions d’organisation du temps dans la musique de théâtre. Quant à l’engagement politique, les temps ont changé, mais si nous ne sommes plus de nos jours dans l’ère si chargée de ces années-là, il me paraît toutefois nécessaire que l’artiste cultive une conscience politique. Aujourd’hui, nous assistons à la disparition de l’homme derrière la technologie. Il faut mettre l’homme en avant ! Prenons un exemple : je dois joindre la personne compétente pour régler un problème donné, je téléphone et un répondeur m’oriente vers un service où un autre répondeur traite la demande, mais au bout du compte, je ne suis pas satisfait et ne rencontre aucune voix vivante qui, pourtant, saurait sans doute m’écouter de manière à me donner ensuite satisfaction. La technologie influe beaucoup trop sur notre vie. Nous possédons en théorie la possibilité de contacter tout le monde, mais dans les faits nous n’avons jamais été aussi isolés qu’à présent. Sans cesse nous parlons de communication, précisément parce que nous ne communiquons plus. Personnellement, je n’ai pas d’ordinateur, ce qui est old fashioned, un peu ridicule, même (rires). Je n’échange donc pas de courriels. En revanche, j’aime écrire des lettres, lire les lettres de mes amis. Nous nous écrivons, tout simplement. Bien sûr, mon éditeur souhaiterait que je lui livre mes partitions sur CD ou disquette. Mais je refuse cette possibilité d’effacer les choses sur un fichier informatique. Écrire, gommer, rayer, raturer, je ne saurais y renoncer. Dans les manuscrits de Beethoven, j’adore voir les mouvements d’humeur de sa main, les signes qui rageusement ont recouvert ce qu’il avait posé plus tôt sur le papier. Une partition parfaitement mise au propre, c’est bien, mais je préfère les originaux où se laissent apprécier les émotions du compositeur. Je viens d’interpréter Dialogue de l’ombre double : lorsque je l’ai travaillé avec Boulez, j’avais la partition éditée, tandis qu’il est venu avec son propre original, tout petit, entièrement gribouillé de micro-signes, cette écriture à lui que vous connaissez. Là est la vraie rencontre, non ?
Am Anfang a sans doute apporté son lot de questions, qu’il s’agisse de forme, de structure, d’espace acoustique, de choix de timbres et, comme vous le disiez tout à l’heure, de l’infiniment petit, voire des confins du silence. Hier, les modifications ont cessé. Comment, à quelques jours de sa première, présentez-vous votre œuvre ?
Vous parlez du silence : c’est la plus merveilleuse des musiques. Je joue beaucoup avec le silence. Dans l‘œuvre, il est parfois organisé, formulé, ou se trouve simplement désigné par l’accord qui précède. Toujours sa sonorité est différente de ce que nous croyons être le silence. Ce matin, j’ai parlé pendant la répétition de beaucoup de choses qu’on ne joue pas, mettant l’accent sur cet aspect de la partition. Bien sûr, je me suis posé énormément de questions, mais n’ai pas trouvé de solutions à la plupart d’entre elles. Sur le plateau, il y a beaucoup de Trümmerfrauen, ces femmes qui ont nettoyé l’Allemagne détruite par la fin de la guerre. Trümmer veut dire débris. La pièce commence dans l’image de la catastrophe à peine achevée. Les femmes, comme dans l’Allemagne de 1945, érigent un mur de petites briques, bientôt détruit et recommencé. J’ai essayé de suivre cela dans ma musique, avec tous ses commencements, ses crescendi qui soudain s’évaporent. La philosophie d’Am Anfang tient dans cette forme circulaire. On tourne en rond, dans un processus d’éternel recommencement.
On ramasse les briques, on en dresse un nouveau mur qu’un dieu ancien vient faire tomber – c’est l’Ancien Testament –, mais s’il est détruit, les briques demeurent, comme autant d’espoirs…
Exactement. Et Kiefer se passionne pour ce peuple qui reste et sans cesse recommence, en un incroyable perpetuum mobile. Sans doute existe-t-il des œuvres plus optimistes que la nôtre, de prime abord, mais au fond, nous y disons aussi qu’il y a toujours moyen de recommencer. Pour revenir à la question de l’engagement face à l’histoire : si on regarde les guerres actuelles, on réalise que l’homme contemporain n’a tiré aucune leçon des guerres du passé.
Si ce n’est à toujours faire pire…
Oui, avec des armes encore plus destructrices. Mais les femmes gardent les briques : la vie continue.
Dès mardi soir, vous tiendrez la partie de clarinette de votre œuvre et vous dirigerez l’orchestre. Quelles obligations de distance cette situation induit-elle ?
C’est de la folie douce ! Gerard Mortier voulait absolument, depuis le début du projet, que j’y joue la clarinette. C’était aussi le désir de Kiefer, depuis que j’avais joué dans son atelier. Il y a un mois, j’ai réalisé que beaucoup de musique n’était pas encore écrite, qu’un travail effrayant m’attendait, effroyablement difficile pour former un tout avec les différentes pièces du puzzle dont alors nous disposions. Aussi ai-je annoncé à Mortier que je ne jouerais pas, car c’était une charge supplémentaire dans un projet déjà écrasant sans cela. En excellent directeur qu’il est, il a fermement insisté. Il faut parfois forcer les gens à leur bonheur (rires) ! Mais certains aspects du déroulement de l’œuvre sont facteurs de stress. Par exemple, pendant le premier quart d’heure, je vais diriger puis retrouverai ma clarinette qui n’aura pas été jouée et dont l’anche, forcément, ne sera pas mouillée comme il faudrait. Jouer, diriger et écouter sa propre musique, ce sont différentes adrénalines (en français).
J’aimerais dormir, mais c’est impossible en ce moment, car la musique est là. Je ne me plains pas : c’est ma vie, simplement. J’ai accepté ce projet, qui n’est pas un travail normal ; j’en prends donc ma part de responsabilité. Trois cœurs battent dans ma poitrine ! Lorsque je dirige Am Anfang, je dois écarter l’un d’eux pour travailler correctement. Je donne beaucoup d’indications techniques aux musiciens d’orchestre. Ce matin, après trois heures de répétition, je n’ai livré que deux explications concernant la démarche du compositeur, deux points essentiels. Notamment le fait que les violons ne doivent jamais vibrer. Si j’en avais dit plus, personne ne m’aurait plus écouté.
En France, votre musique a été remarquée au Centre Acanthes (Metz), au Festival d’Automne à Paris, ici avec Echo-Fragment et Armonica, plus récemment à l’Auditorium de Lyon. Serez-vous plus présent à l’avenir ? Quels projets avez-vous avec nos institutions ?
C’est une impulsion française qui m’a dirigé vers la musique contemporaine. Lorsque j’avais treize ou quatorze ans, j’ai assisté à un concert de l’Ensemble Intercontemporain que dirigeait Pierre Boulez à Strasbourg dans le cadre du Festival Musica. Ce fut un véritable choc, comparable au premier concert pop d’autres jeunes gens. Je n’avais encore jamais entendu une telle richesse de sonorité, autant de couleurs. Tout a donc commencé en France, ce dont je me réjouis, d’autant qu’une collaboration avec Boulez a grandi plus tard, qu’elle s’intensifie aujourd’hui, que je travaille avec lui en tant que compositeur et clarinettiste. L’expérience avec l’Orchestre national de Lyon fut extraordinaire : y fut jouée une de mes pièces les plus complexes, une page contrastée et massive – rien à voir avec ce que vous entendrez mardi ! –, à laquelle succédait le Concerto pour clarinette de Mozart. Joséphine Markovitch, avec son Festival d’Automne à Paris, est une précieuse alliée. Elle a toujours cru en ma musique, quand personne en France ne la connaissait, voire ne souhaitait l’entendre. Nous envisageons plusieurs projets pour l’avenir… dont je parlerai précisément avec elle dans quatre heures, voyez-vous. Sans elle, Am Anfang n’existerait pas, car c’est par le biais de son festivalqu’Anselm Kiefer a rencontré ma musique.
Bon… maintenant, il me reste à vous demander de bien croiser les doigts pour moi mardi soir (rires) !
Fiche technique du spectacle
Am Anfang de Jörg Widmann (création mondiale)
commande de l’Opéra national de Paris à l’occasion du vingtième anniversaire de l’Opéra Bastille
conception, mise en scène, décors et costumes : Anselm Kiefer
collaboratrice à la mise en scène : Ellen Hammer
collaborateur et assistant à la mise en scène : Titus Engel
lumières : Urs Schönebaum
assistant décors : Christoff Wiesinger
Opéra national de Paris / Auditorium Bastille, du mardi 7 au lundi 13 juillet, 20h
mardi 14 juillet, 16h (entrée libre)
Geneviève Boivin, récitante
Geneviève Motard, Lilith
Jörg Widmann, clarinette
Christa Schönfeldinger, harmonica de verre
Teodoro Anzellotti, accordéon
Orchestre de l’Opéra national de Paris | Jörg Widmann, direction musicale