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Chroniques
Jacques Lenot
intégrale des quatuors à cordes
Après avoir médité Chopin, Debussy et Bartók pendant l’adolescence, puis renoncé aux institutions normatives (Messiaen), le jeune Jacques Lenot (né en 1945) se cherche de nouveaux maîtres pour canaliser « un flot continu d’idées sonores rapides et frénétique » qui l’envahit depuis ses premiers essais, aux titres atmosphériques, et apprendre à développer sans recourir à la ligne droite. Comme il l’explique au musicologue Franck Langlois (in Utopies et allégories, Éditions M.F., 2007) [lire notre critique de l’ouvrage], son langage va se nourrir dans l’approche de Stockhausen (l’esprit d’invention et de développement de Gruppen est cité en exemple), Bussotti (loué pour sa spontanéité, sa légèreté, son art de l’instant) et Donatoni (un fervent de la hiérarchie, du défi technique). Depuis, le musicien ne cesse de s’exprimer, de la miniature à l’opéra [lire notre chronique du 29 janvier 2007].
Du créateur autodidacte, on connaissait l’intérêt pour le piano – depuis l’enfance charentaise [lire notre critique du CD] –, ou encore pour l’orgue qu’il approfondit au début des années quatre-vingt-dix et pour lequel il a récemment composé Suppliques [lire notre critique du CD]. On était moins informé d’un goût pour le quatuor à cordes, alors même que Sette frammenti (1977), « suite de crachotis postsériels » créée au Festival de Royan, marque un compagnonnage bientôt quarantenaire avec le genre. La présente intégrale permet donc d’explorer une autre facette d’un créateur surprenant, étoffée de sept pièces écrites entre 1998 et 2013, puis révisées en 2009, à l’exception du Second (2001) et du Septième (postérieur à l’entreprise).
Durant ses deux mouvements, le Quatuor n°1 (1998/2009) offre une succession de moments douloureux (écorchement, agacement, harcèlement) qui s’allègent par degrés au contact d’autres plus ludiques (pas de valse, souffle champêtre, sifflement de bien-être, et même bourdonnement d’insecte autour d’un ogre ronfleur…), comme une respiration de clairières au mitan d’un bois tourmenté – jusqu’à la pirouette finale. À l’inverse, le Quatuor n°2 (2001) présente une alternance franche de climats, en quatre mouvements inspirés par l’effondrement du World Trade Center. Le conciliabule secret de Retenu, qui panique et s’époumone sous la contrainte, fait pendant au timide et délicat Voilé, reposé mais inquiet ; Furtif livre une volière de cordes, des unissons réconciliés qui trouvent un écho dans les bulles fiévreuses et les lames coupantes du bien nommé Ardent.
Les quatre quatuors suivants préfèrent le mouvement unique – et un seul climat, en ce qui concerne le Troisième (2003/2009) : la mélancolie. En fervent de Rachmaninov, Szymanowski et Zimmermann, Lenot ébauche quelques grincements, mais subordonnés à une douleur pudique. Elle est ajourée par nombre de soupirs et silences, jusqu’à la nudité de traits solistiques de plus en plus fréquents, en amont du sursaut final si charnu (« la disparition » et « le corps » annoncés par le sous-titre ?). Le lyrisme inquiet du Quatuor n°4 (2004/2009) trahit d’abord une déroute temporaire. Une semonce remet les choses en ordre vers un apaisement presque attendri du cœur, aux accents de berceuse rituelle. Il s’achève par un retour à la désolation initiale, avec désaccord mais sans discorde, à l’image d’un renoncement, voire d’un compromis.
Hésitation et piétinement se retrouvent dans le premier quart du Quatuor n°5 (2005/2009) qui, tout au long de ses vingt-trois minutes, plonge dans des embruns informels. Peut-être parcourons-nous un archipel d’où filtre le bruit de langues ou de danses indigènes dont le sens nous échappe ? Nous tenons là sans doute la pièce la plus impénétrable du coffret, couronnée par une volée de cloches joyeuse et familière. Quant à lui, le Sixième (2008/2009) revient à une structure diffuse d’alternance, opposant des sons qu’on dirait liés à l’écoute de la nature (égrainement, égouttement, frémissement venteux, etc.) à d’autres peut-être urbains (grincement, couinement, jacassement, etc.) – notre confrère Bertrand Bolognesi en donnait une analyse plus canonique lors de la création [lire notre chronique du 28 septembre 2014].
Enfin, évoquons le Quatuor n°7 (2013), ultime production d’un compositeur qui ne s’est jamais agenouillé devant « le genre des genres du grand genre » (Ibid.), mais en use pour transmettre des notions chères (expressivité, transparence). En revanche, au micro de France Musique, le 24 novembre dernier, il évoquait l’ascèse nécessaire à cette écriture (« je ferme tout »), dans un monde dont il faut se nourrir autant que se protéger. Du cœur de son « bunker à laine de verre », il a mis en musique les quarante-deux dernières lettres du Suisse Robert Walser (1878-1956), lesquelles attestent « une solitude effroyable et lucide ». Fragmentaire, épurée, cette pièce de trois-quarts d’heure frémit sous l’apparente léthargie, livrant soupçon de lyrisme, épisode épileptique ou ritournelle obsessionnelle. Le silence y prime sur le tutti, écrin magnifique à des notes précieuses.
Pour Jacques Lenot, la rencontre est souvent génératrice de musique. Celle du Quatuor Tana a d’abord conduit à l’écriture du Septième Quatuor, puis à l’enregistrement de cette intégrale, au Château du Chabenet (Indre), à la fin de l’automne 2013 – « une épreuve autant qu’une aubaine pour la concentration et la continuité de notre travail », confie le créateur, comblé par la « renaissance » de ses quatre premiers quatuors, malmenés par tant d’accoucheurs passés. Pour un bonheur encore plus complet, les qualités des musiciens – Antoine Maisonhaute, Chikako Hosoda (violons), Maxime Desert (alto) et Jeanne Maisonhaute (violoncelle) – sont sublimées par la sonorité intime du lieu de captation. Une Anaclase! vient naturellement saluer les atouts ici réunis.
LB