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Chroniques
Jacques Lenot
Et il regardait le vent
Deux dates bordent l’écriture d’une œuvre à l‘instrumentarium rare : le 3 novembre 2013 et le 13 janvier 2014. À regarder la récente actualité de Jacques Lenot, on constate que l’une correspond à la création mondiale d’Autres murmures, au Victoria Hall de Genève, quand la seconde indique celle du saisissant Isis et Osiris, applaudi à l’Ircam [lire notre chronique]. Plusieurs points communs à ces pages : d’abord celui de sonner en échos de légendes. Celle du héros Siegfried, point encore trahi mais à la recherche du dragon dans une forêt qui lui raconte l’histoire des siens et, surtout, lui offre le chant d’un oiseau folâtre capable de le mener tour à tour à sa proie puis à l’amour – Richard Wagner, bien sûr (Der Ring des Nibelungen : Siegfried, Acte II, Scène 2 ; 1851/71). Celle du couple royal de la mythologie égyptienne, frère et sœur incestueux, certes, mais surtout civilisateurs qui, en inventant la culture de la terre nourricière, libèrent leur peuple de l’anthropophagie.
La première d’Et il regardait le vent, cent-trentième opus au catalogue de L’Oiseau Prophète, sera d’abord discographique. Après les révisions du dernier trimestre 2014, c’est pendant l’enregistrement que le compositeur peaufine sa partition (jusqu’en sa version définitivement fixée au 18 décembre). Mythologie ? Légende ?... Il en est bien question, en effet, la nouvelle venue ayant d’abord porté pour titre Héro et Léandre, monodrame pour trompette et quatuor à cordes. Retour à la Grèce antique, cette fois, via les chants altiers de Virgile (Georgica, 36/29 av. J.-C.) et le recueil de brûlantes lettres imaginaires d’Ovide (Epistulae heroidum, 15 av. J.-C./17 après) qui déjà inspiraient le Toscan Alfredo Catalani (Ero e Leandro, poème symphonique ; 1885), plus connu pour sa Wally [lire notre chronique du 21 janvier 2016], mais surtout le troublant récit versifié du dramaturge Christopher Marlowe (Hero and Leander, édité post mortem en 1598).
Plusieurs mots avancés là sèment quelques clés : dramaturge, amour, monodrame, enfin question et vent. Regarder le vent, c’est, pour Léandre, épier la lumière d’Héro pour l’aller rejoindre à la nage. Selon la nature du vent, la flamme se tient fière et benoîte ou de-ci de-là vacille. Il convient donc d’espionner le ciel, car lorsqu’un irascible zéphyr souffle définitivement le précieux signal, l’amant se désoriente si bien dans l’agitation des vagues qu’il en meure. De vent, il est encore question quant au choix de l’effectif : un quatuor à cordes, impalpable vibration, et une trompette, présence respirée, souffle qui au monde donne le son, enfin vent nous dit l’organologie.
C’est toucher un autre point commun aux pièces sous la protection desquelles s’abrite celle-ci : la trompette, soliste sur l’orchestre d’Autres murmures et haleine finale du septuor à vent (avec électronique) d’Isis et Osiris. Ces trois enfants-là furent tous créés par Raphaël Duchateau, musicien surprenant par l’extrême précision du jeu et l’engagement absolu dans une partie redoutablement difficile.
Chercher les personnages ? Non ; pour toujours boire si passionnément la verve angoissée de Schumann et l’inquiète faconde d’un Nicolas de Grigny, Lenot est ni baroque ni romantique : illustrer, figurer, raconter sont à des lieues de sa démarche compositionnelle. En revanche, il interroge dans une imprégnation intime, comme l’amoureux le fit (incomplètement) du vent. Le titre a changé : il regardait le vent emprunte à Salammbô (Gustave Flaubert, 1857/62) où le chef de guerre libyen Mathô scrute le possible surgissement des troupes d’Hamilcar ; éperdu de la belle Carthaginoise, Mathô périra le cœur arraché par un prêtre, rappelez-vous – la métaphore fait frémir. À l’écoute de livrer les parfums impermanents du Et sans en dire les secrets (dramaturge, disions-nous).
L’archet de Jeanne Maisonhaute ouvre par un thrène stoïque un seul mouvement lent d’un peu plus d’une heure, sorte de parentèle apaisée au trait solo que lui confiait le Quatuor n°6 [lire notre chronique du 28 septembre 2014]. L’alto de Maxime Desert la rejoint, geste aérien dessus les atermoiements intervallaires cryptés. Soudain, la trompette, toujours pianissimo, nouet questionneur sur l’unisson du Quatuor Tana moins un – le violoncelle se tait, son absence portant plus loin l’horizon d’effroi. Puis l’oubli, dans le bonheur d’un duo violonistique au brasillement élégiaque (Antoine Maisonhaute et Pieter Jansen). Le retour du bruissement, « sensation vraie » dirait Handke, réunit l’effectif au complet dans une écriture magistralement tissée où surprend l’îlot consonnant de la sixième section, sans « narrateur ». Après le recitativo fragmenté du deuxième violon, le chant appogiaturé du soliste et le tutti plus franchement affirmé jettent comme un gant d’ouverture ancienne, presque rogue. Au précédent îlot d’alors se préciser en un choral à seize cordes.
…et ainsi de suite : Jacques Lenot développe à son fort personnel métier des croisées en répons dont alternent les caractères, moins fluctuants qu’ils n’y paraissent, jusqu’à l’ut iatrique des abandons ultimes. L’excellence des interprètes lègue idéalement une œuvre palpitante qui du Tendre relève les ardentes lignes de rhumbs gardées tues. Elle constitue le premier volume du label L’Oiseau Prophète (des éditions musicales du même nom) dont avec hâte nous attendons les prochaines parutions.
BB