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Chroniques
Jean Deroyer et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Amy – Hurel – Maintz
En complément d’une série de concerts répartis sur quatre week-ends, le trentième anniversaire du Printemps des arts de Monte-Carlo est marqué par une parution discographique regroupant avec goût trois opus pour grand orchestre de Gilbert Amy, Philipp Maintz et Philippe Hurel (co-commandes de la SO-GE-DA et du festival, entre 2007 et 2011). Placé pour l’occasion sous la direction de Jean Deroyer, l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo signe son huitième enregistrement sous son propre label OPMC Classics, créé à l’automne 2010, qui volontiers fait de l’éclectisme sa marque de fabrique.
Ce programme discographique « anniversaire » [lire notre entretien avec Marc Monnet, directeur du Printemps des arts] s’ouvre par les trois mouvements enchaînés de L’Espace du Souffle (2007-2008) de Gilbert Amy. Au delà d’une référence qui pourrait servir de métaphore au travail et aux champs d’action du musicien, le titre est surtout à voir comme un hommage au peintre Frédéric Benrath, disparu en 2007, ami du compositeur et dédicataire de l’œuvre. D’un tempo très modéré, le premier épisode se déploie dans un matériau harmonique au rythme immuable et à la trajectoire définie (Amy utilise un canevas issu de J. S. Bach). Ce qui pourrait être perçu comme une contrainte lui permet de focaliser son attention sur les renouvèlements orchestraux agissant parfois à la manière de « trompe l’oreille ». Ainsi, c’est bien par incrustation de percussions métalliques (cloches tubulaires, cymbale retournée sur timbale grave), granulation de maracas, traits de marimba fugitifs ou émergence de percussions digitales dans un halo orchestral globalement résonant que s’effrite la perception du déroulement harmonique. Il agit comme un cadre que l’orchestration vient sans cesse perturber, déformer. Avec toute l’espièglerie et la virtuosité du scherzo, la deuxième partie est introduite par une courte section mettant en lumière les percussions (timbales aiguës, caisse-claire, impacts tam-tam, grosse-caisse, etc.). L’écriture rythmique (souvent homorythmique, d’ailleurs) est ciselée et affecte tous les registres dans une frénésie aux contours presque mécaniques. Le dernier mouvement – présenté par Amy comme un crescendo d’orchestre à échafaudage(s) – nous replonge dans des procédés plus harmoniques. Toujours bien présente, l’homorythmie crée des sons complexes, révélateurs d’une pensée globale non toujours fixée sur des confrontations par groupes.
Vient le tour de wenn steine sich gen Himmel stauen pour baryton et orchestre (2011-2012 ; traduction : Lorsque les pierres s’amassent en direction du ciel) de Philipp Maintz, compositeur outre-Rhénan régulièrement à Paris – stages d’informatique musicale de l’Ircam, résidence à la Cité International des Arts, programmation au festival Présences [lire notre chronique du 17 février 2014], etc. Pour leurs dimensions profondément musicale, il fait appel aux vers de Pour L.G du poète russe Velimir Khlebnikov (1918 ; nouvelle traduction allemande d’Alexander Nitzberg). Ils sont ici incarnés avec beaucoup de justesse et de précision par le baryton-basse allemand Otto Katzameier qui donne l’impression d’un « sur mesure ».
De cette œuvre savamment orchestrée deux aspects retiennent tout particulièrement l’attention : le traitement vocal et les fonctions de l’orchestre – c’est bien là tout l’enjeu et la difficulté d’une pièce convoquant la voix et le grand effectif. Toujours parfaitement perceptible et équilibrée, grâce à une occupation de registres complémentaires à l’instrumental, le baryton charme immédiatement l’oreille par des lignes mélodiques ornées et admirablement conduites. D’abord en balbutiement de cymbales, cuivres pianissimo avec sourdine wa-wa et cordes à la sonorité plastique, l’orchestre intervient à la manière d’un modèle de résonnance de la partie vocale. Comme le ferait un dispositif électronique, il prolonge ses registres, accentue la percussivité des phonèmes tout en conservant une certaine autonomie. En somme, c’est un orchestre idéalement et intelligemment conçu pour donner toute sa mesure à Pour L.G. : un travail exemplaire d’équilibre (souvent délicat à maintenir), souligné par l’exigence et l’attention de Jean Deroyer.
Cette proposition se referme sur Tour à Tour III (2011-2012) pour grand orchestre de Philippe Hurel. Ultime volet d’un cycle d’envergure (près d’une heure de musique comprenant également Tour à Tour I et Praeludium) qui constitue un programme complet, cette œuvre (à la manière de son aîné créé en 2008 au Konserthus d’Oslo) se structure sur une logique d’opposition fondamentale et permanente entre écriture par groupes et par textures constituant un assemblage et une juxtaposition de masses synthétiques. Mais cette mise en perspective des deux bornes du cycle ne se limite pas à quelques principes généraux. Pour exemple, le canon rythmique enchevêtré de cordes (en forme d’onde) de Tour à Tour I, réalisé via le logiciel Open Music, se trouve ré-exploité dans ce troisième opus avec l’appareillage du contrepoint sériel (contraire, rétrograde, etc.). De la même manière, la prolifération en rhizomes, induite par le développement de ce processus non linéaire dans la première pièce du cycle, trouve ici écho dans un environnement orchestral renouvelé et densifié. Toutefois, et malgré cette cohérence de matériau qui révèle la part de l’instinctif dans un cadre contraint, Tour à Tour III joue sans doute son individualité sur une orchestration plus compacte qui semble privilégier l’organique plutôt que le synthétique. L’amalgame et la fonte des timbres, déjà soulignés par les ressources de l’écriture homorythmique, s’y trouvent accentués par un orchestre de haute volée et un mixage réalisé avec beaucoup de finesse et de clarté.
NM