Recherche
Chroniques
Jean Gilles
Messe des morts
Dans le cadre commémoratif des deux cent cinquante ans de la mort de Jean Philippe Rameau, le chef d’orchestre et musicologue américain Skip Sempé propose aujourd’hui de reconstituer la musique jouée à l’occasion des funérailles du grand compositeur dijonnais. On sait désormais que cette cérémonie funèbre s’appuyait sur le Requiem de Jean Gilles (1668-1705). En fait, la Messe des morts datant de 1705 aurait été le fruit d’une commande de parents de deux conseillers décédés du Parlement de Toulouse. La famille des défunts ne s’entendit pas avec le musicien provençal et refusa de lui payer la partition qu’elle considérait trop dispendieuse. Furieux, Jean Gilles la fit sceller et décida de la garder pour son propre usage, « en avoir l’étrenne »...
Son ami et contemporain André Campra la dirigea donc lors du service funèbre de Gilles, mort à trente-sept ans. Cette exécution fit grand effet et l’œuvre posthume fut donnée à de très nombreuses occasions : pour les obsèques de Campra lui-même en 1744, celles de Pancrace Royer en 1756, Rameau en 1764, Stanisław Leszczyński en 1766 (roi de Pologne et beau père du roi de France), et même de Louis XV en 1774 !
À l’époque, on ne s’embarrassait pas des volontés d’un compositeur disparu qui laissait rarement des partitions annotées par ses propres soins, mais plus des moyens et qualités de l’effectif instrumental disponible pour l’occasion. Aussi les réorchestrait-on sans vergogne, y introduisant des œuvres de musiques sacrées et profanes d’autres créateurs dont des pastiches, travestis en musique religieuse. Ainsi Campra, Corrette, Francoeur et Rebel ont-ils révisé et revisité à différentes reprises le chef-d’œuvre de Gilles, allant même jusqu’à postdater la partition.
Pour les funérailles de Rameau, les deux derniers compositeurs cités ont remodelé complètement la messe de Gilles dans le goût du disparu, sans hésiter à réduire ou allonger certaines parties, à en ralentir ou en accélérer les tempi. L’auditeur attentif y découvrira des tubes du maître du classicisme français, comme Tristes apprêts de Castor et Pollux, de Dardanus pour le Sommeil éternel de Rameau et de Zoroastre quant à son Apothéose, retranscrits avec génie. De plus, Francoeur, Rebel et Corrette ont sensiblement renforcé l’effectif orchestral en lui adjoignant hautbois, bassons, cors, contrebasses et timbales. On a beaucoup de mal à reconnaître la partition originale de Gilles, qui du coup ressemble plus aux grands motets ramistes qu’au requiem baroque plus intimiste que nous connaissions, avec une durée qui passe de quarante-cinq minutes à un peu plus d’une heure.
L’enregistrement de Skip Sempé est une vraie réussite, dûment saluée par notre Anaclase! Le musicologue connaît à merveille les arcanes de la genèse de l’œuvre dont il assure la cohésion et l’unité. Il signe, d’ailleurs, un passionnant livret du CD. Le chef d’orchestre, lui, sait parfaitement conjuguer les talents de son Capriccio Stravagante, des 24 Violons et du Collegium Vocale Gent, autrefois le chœur dont Herreweghe disposa pour son Requiem de Gilles anthologique. On reste stupéfait et admiratif à l’écoute de cette musique d’une magnificence, d’une modernité et d’une intensité émotionnelle parfaitement rendue par des orchestres et des chœurs d’une qualité exceptionnelle, dans un style français irréprochable. Les quatre solistes sont tout simplement parfaits et se marient idéalement avec l’élément choral – Judith van Wanroij (dessus), Robert Getchell (haute-contre), Juan Sancho (taille) et Lisandro Abadie (basse).
Grâce à la programmation toujours passionnante du Château de Versailles, nous pourrons découvrir, sur le vif, le 22 juin 2016 avec les mêmes excellents protagonistes Le service Funèbre de Rameau où l’Oratoire du Louvre, lieu de sa création en 1764, laissera sa place à la Chapelle royale. Un must à ne manquer sous aucun prétexte !
MS