Chroniques

par gilles cantagrel

Jean Guillou
La Musique et le Geste

Beauchesne (2012) 352 pages
ISBN 978-2-7010-1999-4
Jean Guillou | La Musique et le Geste

Organiste de l’église Saint Eustache à Paris depuis 1963, Jean Guillou a acquis une célébrité internationale comme virtuose de son instrument et prodigieux improvisateur. Mais il est aussi un compositeur très original, d’œuvres de grande qualité – quelques quatre-vingt numéros d’opus pour toutes sortes de formations. Et il est encore un homme de vaste culture. Au fil des années, il a eu l’occasion de s’exprimer sur de multiples sujets. Le recueil d’articles et d’entretiens s’échelonnant de 1974 à 2011 que vient de réunir Jean-Marie Brohm aborde des sujets divers, à l’image même de l’insatiable réflexion de leur auteur. Non seulement sur l’orgue, mais plus généralement sur la musique et les musiciens, et même au delà, avec l’architecture, la littérature et la philosophie.

Au fil des pages, on voit Guillou mener inlassablement un combat prospectif pour arracher l’orgue à une unique fonction liturgique qui l’associe aujourd’hui aux funérailles, et en faire l’instrument de concert pour lequel tant de pages ont déjà été écrites. Outre la création d’orgues dans les salles de concert, domaine où la France se montre d’une affligeante pauvreté, Jean Guillou milite pour des instruments à structure variable transportables, aux sonorités et à la facture renouvelées. On ne peut que lui donner raison de s’efforcer à faire entrer l’orgue dans la vie contemporaine, de lui faire vivre une nouvelle étape de son histoire, comme témoin et acteur de son temps à la fois par ses possibilités sonores et sa poétique, pouvant suggérer le fantastique et le merveilleux, toutes idées qu’il a exposées dans son livre L'Orgue, souvenir et avenir dès 1978 (quatrième édition en 2010) et sur lesquels on trouve ici des aspects neufs.

D’aucuns pourront s’irriter des prises de position non conformistes et parfois virulentes de Guillou. Par exemple sur le tempérament, les instruments « historiques » ou reconstitués, l’interprétation de la musique ancienne. Mais celles-ci sont toujours solidement étayées et, ce qui n’est pas l’un des moindres attraits de ce recueil, vivement stimulantes et enrichies de nombreuses références. Que répliquer à cette affirmation : « Une interprétation historique est un leurre […]. Un musicien d’aujourd’hui ne fera pas de musique à l’ancienne, car il n’est pas un musicien du passé. L’homme d’aujourd’hui n’a plus les mêmes oreilles qu’un homme du XVIIIe siècle » ?

Au fil de cette quarantaine d’articles, on pourra apprécier particulièrement aussi bien une réflexion sur l’exécution de cette création spontanée qu’est l’improvisation, dans Pour une anatomie de l’improvisateur, ou les analyses de type musical de La Jeune Parque de Valéry ou de la pensée de Diderot, dans Denis Diderot : musique, source pure d’énergie. Tous ces points de vue sont énoncés dans un style élégant, subtil et raffiné.

L’ouvrage se clôt sur l’article qui lui a donné son titre, La Musique et le Geste.
C’est en philosophe que Jean Guillou se livre ici à une pénétrante réflexion sur le rôle de l’interprète par rapport à la notation très schématique du message sonore. Ainsi, « l’œuvre est alluvion. Qu’elle soit ancienne et les dépôts des siècles l’entourent comme un limon mouvant. Alluvions également, tout ce qui, depuis l’origine de l’œuvre, fut intégré et accumulé dans l’esprit et dans l’oreille de l’interprète et de l’auditeur : terreau culturel épais et presque insondable. Grande particularité de la musique au regard des autres arts, le musicien conçoit une œuvre à l’état de rêve sonore dont nous ignorons les véritables nuances et inflexions. Même si nous avions pu être le témoin de ses premières interprétations, celles-ci ne cesseront jamais de se métamorphose par l’influence d’une pensée nourrie de nouvelles affluences, ou plutôt de nouvelles préoccupations ». À méditer.

GC