Chroniques

par françois cavaillès

Jean-Marie Leclair
Scylla et Glaucus

1 coffret 3 CD Alpha (2015)
960
Sébastien d'Hérin joue Scylla et Glaucus (1746), opéra de Jean-Marie Leclair

Comme, à sa jolie figure, une fontaine magique recouvre des ondes mystérieuses, ce digipack tout doux, marqué au sceau du Château de Versailles, renferme une inépuisable source d'inspiration des premiers temps royaux de l'opéra français, c'est-à-dire l'Amour. En guise de bienvenue, le prologue de Scylla et Glaucus, tragédie lyrique créée en 1746 et unique opéra composé par Jean-Marie Leclair (1697-1764), ne fait que célébrer Vénus. Aux immenses pouvoirs de la Charmante mère des amours, fêtée d'entrée par les peuples d'Amathonte, sert expressémentde faire-valoir le drame puisé dans un épisode des Métamorphoses d'Ovide par le librettiste D'Albaret.

L'Ouverture mène donc déjà à la liesse, d'autant mieux que l'enregistrement de haute qualité (effectué lors de représentations à l'Opéra royal de Versailles, à l'automne 2014) rend si bien grâce aux majestueux talents de conteur des Nouveaux Caractères, l'ensemble lyonnais dirigé par Sébastien d'Hérin.

De fait, de cette œuvre baroque estimable au delà de sa rareté, la partition si variée ne se contente pas de suivre les passages obligés du genre – presque enchaînés, par exemple, depuis la sarabande des adorateurs de Vénus jusqu'aux rondes de démons convoquées par la jalouse Circé –, ni de mettre en exergue les talents de Leclair, violoniste virtuose et surtout maître de ballet signant un opéra fort dansant (gigue, passepied, gavotte, loure, etc.). L'excellence de la trame lyrique est des plus frappantes. Ainsi, quand au prologue, apparue contre l'assaut des Propétides (superbe superposition de leurs chœurs, d'un chant de détresse et du sabbat de l'orchestre), Vénus lance une menace assez vaine, elle est suivie d'une symphonie qui, de prime abord, ne l'est pas moins, mais encore avec grâce et puissance – magnifique annonce du vers déclamé ensuite par Vénus :

« Les trompettes et les tambours
Deviennent les jeux des Amours ».

Pour exprimer la richesse du sentiment amoureux, par-delà le chagrin très convenu entre la nymphe Scylla et le dieu marin Glaucus, Leclair trouve un remarquable équilibre à l'intérieur de cinq actes brefs. Le meilleur exemple en est l'Acte I, celui du bonheur sur terre et des tourments des cœurs, tout encadré de gloire sereine. Il s'ouvre par une petite fugue vers le ciel, puis un calme prélude champêtre menant à la mélancolie irritée de Scylla – paisible clairière pour le soprano hongrois Emőke Baráth, au timbre toujours plaisant [lire nos chroniques du 12 janvier 2016, du 17 janvier 2014, du 9 juillet 2013 et du 16 août 2012] –, et se conclut, belle égalité d'âme, dans un vaillant pas de danse autant que dans la grande affection de Glaucus – le ténor suédois Anders Jerker Dahlin déjouant les pruderies pour remporter sans conteste un vrai succès dans le baroque français [lire nos chroniques du 9 novembre 2014, du 1er février 2012, des 28 et 9 avril 2006, enfin des 8 août et 19 mai 2005].

Parmi tant de trouvailles de Jean-Marie Leclair, retenons notamment, pour ce seul acte autour de l'amour premier, de splendides chœurs dignes de Purcell, puis l'attrait original et le son presque futuriste de la musette, sans oublier l'étrange plénitude issue de la méditation d'une bergère – le soprano Virginie Pochon, réussite la plus éclatante, dans certains petits rôles encore mieux qu'en Vénus – et le ballet des sylvains, bien syncopé et grave pour illustrer qu'« une beauté sévère nous condamne à souffrir ». Il y aurait même encore ce tout petit mais authentique charme musical en réponse au malin questionnement Pourrait-il déplaire à vos yeux ?... Tant d'effets merveilleux, sur cette voie fondamentalement lyrique peut-être initiée tout d'abord par l'injonction vibrante et révolutionnaire du fils de Vénus, également descendu sur terre au Prologue pour demander aux hommes Que vous servirait la gloire ?

Mais, percé d'éclairs, le sombre prélude de l'Acte II prévient de l'imminence d'une bourrasque sur toutes chastetés et vertus, soulevée par l'amour redoutable, vengeur. À la surprise de tous, le nouveau maître de la situation arrive en la personne de Circé, sollicitée, à son grand dam, par Glaucus. Caroline Mutel s'affirme comme le soprano idéal, dès son entrée souveraine, puis sensuelle jusqu'à la superbe passacaille d'amour en extase. Alors que le livret chancelle en alignant de plates répliques, le chant de Circé s’anime, vivant et harmonieux jusqu'à l’envol final dans un triomphe mordant (après avoir fait se télescoper Terre et Lune). Le théâtre béni de l'union idyllique entre Scylla et Glaucus en Sicile, elle l'a vite éteint (tel Leclair le prélude concis du V) ; son infâme malédiction aura le mot de la fin, « Charybde et Scylla soient la terreur des mers ».

FC