Chroniques

par bertrand bolognesi

Johann Sebastian Bach
Suites pour violoncelle transcrites pour piano

1 CD Klarthe (2022)
KLA 144
Dimitri Papadopoulos joue Bach transcrit par Leopold Godowsky

Vous n’avez pas la berlue, non… et vous lisez bien Cello Suites sur la pochette de ce CD qui fait aussi mention d’un pianiste. C’est que le virtuose polonais Leopold Godowsky – né en 1870 à Żośle (village lituanien équidistant de Kaunas à l’ouest et de Vilnius à l’est, et aujourd’hui dénommé Žasliai), mort à New York en 1938 – entreprend en 1923, une dizaine d’années après avoir achevé les redoutables cinquante-trois Études sur les Études de Chopin, de transcrire, en voyageant d’un concert à l’autre, trois des six Suites pour violoncelle de Johann Sebastian Bach. À l’été 2021, le pianiste franco-étasunien Dimitri Papadopoulos s’attelle à les enregistrer… et c’est une réussite, disons-le d’emblée !

Dès la lente scansion du ré grave à ouvrir le Prélude de la Suite II, l’écoute est irrésistiblement saisie. Accepter de reconnaître au piano ces pages si pures que le violoncelle porte tellement bien ? La question ne se pose plus et l’évidence s’impose : il s’agit bien d’opus pianistiques, désormais, Godowsky magnifiant l’harmonie de l’original grâce aux innombrables possibilités de son instrument. Et ce prélude de prendre de majestueux atours presque organistiques, sous les doigts inspirés de l’interprète. L’Allemande, qui convoque une souple habileté, surprend par son élégance musclée, chaque agrément étant dûment détaillé dans l’écriture. Après une Courante sévère, la Sarabande gagne une aura quasi vocale qui ne trahit point le violoncelle qu’elle semble dès lors accompagner, par-delà certaines innovations harmoniques. Qu’en est-il donc du style ? Certes, nul n’oserait ici parler d’une inspiration baroque : il s’agit bien plutôt d’en inviter le vocabulaire dans le grand piano romantique hérité de Liszt, avec une liberté admirable. Le Menuet s’inscrit plus encore dans la contemporanéité de l’arrangeur, sans conteste un peu plus compositeur ici, quand la Gigue, aussi diablement polyphonique que fermement structurée, déploie une joie sévère et glorieuse.

Outre l’immense talent de Dimitri Papadopoulos dont le jeu laisse entendre ô combien il révère la proposition godowskyenne, c’est aussi le miracle d’une facture instrumentale qu’il faut signaler. Récemment très apprécié dans plusieurs gravures [lire nos chroniques des CD Jean Cartan, Philip Glass et Ferenc Liszt], l’Opus 102 de Stephen Paulello offre au pianiste un impact idéal, un son généreusement développé et une profondeur de couleur qui s’avèrent des atouts de poids pour cultiver son expressivité, à la faveur d’une palette dynamique fort étendue. Aussi ne s’en prive-t-il guère dans le lumineux Prélude de la Suite III dont il marie la péremptoire énergie à un sens aigu de la nuance. Lui répond une Allemande cordiale puis une Courante remarquablement festive que l’artiste tourne, là encore, par une inventivité lyrique propre à sculpter le marbre Paulello dont il profite de chaque dessinveineux. Cette richesse inouïe de l’expression fait place à un début de Sarabande plutôt recueilli que gagne bientôt l’emphase, celle des grands pianistes-improvisateurs-compositeurs d’un autre temps, où peut-être Godowsky et Bach se rejoignent. Était-ce sacrilège de porter la main à ces vénérables BWV ? La question pourrait se pose comme suit : aimer est-il respecter ?... Rendus là, il semble inutile – sauf à signaler l’excellente articulation, comme hors pulsation, de la Fugue de la Suite V, par exemple, voire sa Sarabande en confession intime – de poursuivre une description trop systématique du contenu de cette superbe galette dont convainquent l’ortive enthousiasme et le raffinement indicible. Écoutez-le, c’est encore mieux !

BB